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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5187

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 384-385).

5187. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
13 février.

Mme Denis étant malade, le jeune Dupuits et Marie Corneille étant très-occupés de leur premier devoir, qui n’est pas tout à fait d’écrire, moi, l’aveugle V., entouré de quatre pieds de neige, je dicte la réponse à la lettre de Mme d’Argental l’ange, du 7 de février ; et voici comme je m’y prends.

Cujas, Charles Dumoulin, Tiraqueau, n’auraient jamais parlé plus doctement et plus solidement de la validité d’un contrat, et nous tombons d’accord de tout ce que disent nos anges. Je n’ai point vu le modèle de consentement paternel que Mme Denis avait envoyé à Mme d’Argental ; elle écrit quelquefois sans daigner me consulter. Je ne sais quel est l’âne qui lui avait donné ce beau modèle de consentement. Le contrat est dressé dans toutes les règles et le mariage fait dans toutes les formes, les deux amants très-heureux, les parents enchantés ; et, à nos neiges près, tout va le mieux du monde. Ce qu’il y a de bon, c’est que, quand même les souscriptions ne rendraient pas ce qu’on a espéré, le conjoint et la conjointe jouiraient encore d’un sort très-agréable. Il ne nous reste donc qu’à nous mettre aux pieds de nos anges, et à les remercier du fond de notre cœur.

S’ils veulent s’amuser de cette terrible feuille qui devait tant déplaire à messieurs, la voici ; elle est un peu contre ma conscience. Je veux bien que monsieur le coadjuteur sache qu’on trouve, à la feuille suivante[1], qu’un de messieurs, qui avait été traité avec plus de sévérité que les autres, fonda, dans son abbaye, à perpétuité, une messe pour la conservation du roi. J’ai cru ce trait digne d’être remarqué, j’ai cru qu’il peignait nos mœurs ; et il y a environ douze batailles dont je n’ai point parlé, Dieu merci, parce que j’écris l’histoire de l’esprit humain, et non une gazette.

Je ne doute pas que vous n’ayez la petite addition à l’Histoire génèrale, sous le nom d’Éclaircissements historiques[2]. Il ne m’importe guère qu’il y en ait peu ou beaucoup d’exemplaires répandus ; cela n’est bon d’ailleurs que pour un certain nombre de personnes qui sont au fait de l’histoire, le reste de Paris n’étant qu’au fait des romans.

Passons de l’histoire au tripot. Mon avis est que, ce carême, on donne Zulime, suivant la petite leçon que j’ai envoyée. Pendant ce temps-là j’achèverai une belle lettre scientifique sur l’amour, j’entends l’amour du théâtre, dédiée à Mlle Clairon[3].

Au reste, le débit de Zulime est un très-mince objet, et je doute qu’il se trouve un libraire qui en donne cinq cents livres, encore voudra-t-il un abandon de privilège, comme a fait ce petit misérable Prault ; ce qui gêne extrêmement l’impression du Théâtre de V. Les libraires sont comme les prêtres, ils se ressemblent tous. Il n’y en a aucun qui ne sacrifiât son père et sa mère à un petit intérêt typographique.

Je pense qu’il ne serait pas mal de faire un petit volume de Zulime, Mariamne, Olympie, le Droit du Seigneur, et d’exiger du libraire qu’il donnât une somme honnête à Mlle Clairon et à Lekain, soit que ce libraire fût Cramer, soit un autre.

Mais mes anges ne me parlent jamais de ce qui se passe dans le royaume du tripot ; ils ne me disent point si Mlle Dupuis et M. Desronais[4] enchantent tout Paris ; si Goldoni est venu apporter en France la véritable comédie ; si l’Opéra-Comique est toujours le spectacle des nations ; s’il est vrai qu’il y a deux jésuites qui vendent de l’orviétan sur le Pont-Neuf. Jamais mes anges ne me disent rien ni des livres nouveaux, ni des nouvelles sottises, ni de tout ce qui peut amuser les honnêtes gens ; rien sur l’abbé de Voisenon, rien même sur les Calas, objet très-important, dont je n’ai aucune notion depuis huit jours. Cela n’empêche pas que je ne baise avec transport le bout des ailes de mes anges.

  1. Voyez tome XV, page 394.
  2. Voyez tome XXIV, page 483.
  3. Voyez ce morceau en tête de Zulime, tome IV.
  4. La comédie de Collé ayant pour titre Dupuis et Desronais ; voyez page 343.