Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5240

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5240. — DE LOUIS-EUGÈNE,
duc de wurtemberg.
Au château de Renan, ce 20 mars.

Ce n’est pas à ma philosophie, monsieur, qu’il faut attribuer l’ignorance dans laquelle j’ai laissé Mme la duchesse de Wurtemberg du lieu de mon habitation. Mais la fatalité des circonstances, qui m’a fait éprouver tant de caprices et de bizarreries différentes, et à qui je dois peut-être la douceur de ma vie présente, aurait aussi interrompu l’honneur qu’elle me faisait de recevoir et de me donner de ses nouvelles.

Je suis fâché qu’une occasion si triste pour elle la rappelle à ses anciennes habitudes ; mais je suis encore plus affligé d’ignorer absolument ce qui la regarde.

Je désire du fond de mon cœur que des jours plus heureux puissent la consoler de tant de malheurs et de pertes qui l’ont frappée à la fois.

Je prends la liberté, monsieur, de vous charger de l’incluse. Adoucissez, s’il se peut, les chagrins amers d’une femme charmante. Qui pourra essuyer ses pleurs, si ce n’est vous ? C’est au patriarche à répandre de nouveau le sourire sur la physionomie d’une Grâce affligée.

Vous êtes donc présentement aux Délices. Mais les élus qui ont le bonheur de pouvoir être les plus assidus auprès de votre personne ont l’avantage sur vous d’y être sans cesse.

M. Tronchin est digne sans doute de toutes vos préférences. Mais vous feriez encore mieux, monsieur, de le voir que de le consulter.

Cependant, mon cher maître, je vous défie de devenir aveugle : car, quand même ces yeux brillants et si pleins du génie qui vous inspire se couvriraient, vous n’en seriez pas moins l’homme du monde qui voit le mieux.

Selon les calculs faits à Vienne, il est prouvé que les dépenses dans lesquelles cette guerre a entraîné Sa Majesté l’impératrice montent à cinq cents millions de florins ; mais ce qui est plus exorbitant et plus fâcheux encore, c’est que cette même guerre coûte à ses États un demi-million d’hommes.

Je l’ai déjà dit[1], et j’ose le répéter encore, que la postérité aura de la peine à croire que l’Europe se soit exposée pour rien à tant de pertes irréparables.

Est-ce là ce siècle de lumières que vous embellissez et que vous éclairez ? Hélas ! les temps et les hommes se ressemblent et se ressembleront toujours. La multitude aveugle se courbera sans cesse sous le joug d’un petit nombre d’hommes puissants, et l’ambition des rois de la terre foulera toujours les lois sacrées de l’humanité.

Daignez présenter mes hommages à Mme Denis, recevoir ceux de ma petite femme, et ne pas douter de la tendre amitié que vous m’avez inspirée depuis si longtemps.

J’apprends tout à l’heure, monsieur, que c’est à vous que je dois le chocolat excellent que je prends depuis quelques jours. C’est le présent le plus convenable qu’on puisse faire à un homme marié ; aussi ma petite femme vous en est-elle très-obligée.

  1. Lettre 5193.