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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5253

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 441-443).

5253. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 30 mars.

J’ai envoyé votre lettre à M. le duc de Villars, à l’instant que je l’ai reçue. Je n’ai pu, monseigneur le duc, la porter moi-même, attendu que les vents et les neiges me poursuivent jusque dans le printemps : c’est un petit inconvénient attaché à la beauté de notre paysage, bordé par quarante lieues de glace. On dit que c’est ce qui me rend quinze-vingts, et que j’aurai des yeux avec les beaux jours ; j’en doute beaucoup, car lorsqu’on est dans la soixante-dixième année, rien ne revient. Je ne parle pas pour les maréchaux de France qui auront leur septante ans comme nous autres chétifs ; nosseigneurs les maréchaux sont d’une meilleure pâte, et je suis sûr que quand vous serez leur doyen, comme vous l’êtes de l’Académie, vous serez le plus joyeux de la bande. Notre confrère M. de Pompignan n’est pas si gai, quoiqu’il fasse rire tout le monde. Je ne crois pas que son Sermon[1] soit parvenu jusqu’à vous ; c’est son panégyrique qu’il a fait prononcer dans l’église de son village de Pompignan, et dont il est l’auteur ; il l’a fait imprimer à Paris, et vous croyez bien qu’il a été affublé de plus de brocards que n’en a jamais essuyé feu M. Chie-en-pot-la-Perruque[2].

Un M. de Radonvilliers, ci-devant jésuite, est votre autre frère académicien. Il était, comme vous savez, fort recommandé par la cour, et en conséquence il a obtenu six boules noires. Nos pauvres gens de lettres, tout effrayés, craignant d’être perdus à la cour, ont fouillé vite dans leurs poches, et ont montré, par les boules noires qui leur restaient, qu’ils en avaient donné de blanches ; de façon qu’il a été bien avéré que c’étaient messieurs de la cour eux-mêmes qui avaient fait ce petit présent à M. de Radonvilliers. Cela fait voir qu’il y a des malins partout.

Pour M. le duc de Villars, votre confrère en pairie, en académie, et en gouvernement de province, il est engraissé et embelli depuis environ trois semaines ; ses créanciers ont appris avec une joie incroyable la mort de madame la maréchale sa mère ; mais, pour moi, j’en ai été très-affligé. Je crois qu’il restera encore quelque temps à Genève : ce n’est pas qu’il y soit amoureux ; mais Tronchin, qui est malade, et qui ne sort pas de son lit, lui promet de le guérir radicalement.

Ah ! monseigneur, je n’ai point du tout l’esprit plaisant, et je ne sais plus que faire de ma fiancée. Vous devriez bien, quand vous serez de loisir, faire des mémoires de votre vie : ils seraient écrits du style de ceux de M. le comte de Grammont, et ils contiendraient des choses plus intéressantes, plus nobles, et plus gaies. Est-ce que vous ne serez jamais assez sage pour passer trois à quatre mois à Richelieu ? Vous repasseriez tout ce que vous avez fait dans votre illustre et singulière vie, et personne ne peindrait mieux que vous les ridicules de votre siècle. Vraiment notre victoire des Calas est bien plus grande qu’on ne vous l’a dit : non-seulement on a ordonné l’apport des pièces, mais on a demandé au parlement compte de ses motifs.

Cette demande est déjà une espèce de réprimande : quand on est content de la conduite des gens, on n’exige point qu’ils disent leurs raisons. Aussi M. Gilbert[3], grand parlementaire, n’était point de cet avis.

Le quinze-vingts V. se met à vos pieds.

  1. Le Discours de Reyrac (voyez tome XXIV, page 457), que Voltaire disait être de Lefranc.
  2. Voltaire raconte l’histoire de ce personnage, auquel il se compare, dans la lettre 2128.
  3. Gilbert de Voisins, fils de l’avocat général qui, en 1734, requit la condamnation des Lettres philosophiques.