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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5266

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 453-455).

5266. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 13 avril.

Mes divins anges, je vois à peine, en écrivant, ce que j’écris ; mon clerc est bien malade, et moi aussi ; maman Denis a un engorgement au foie. Nous sommes tout auprès d’Esculape-Tronchin, mais Esculape a la goutte, et nous avons le ridicule de demander la santé à un malade. Il n’y a que le ridicule de prier les saints qui soit plus fort. Mes anges, nous ne sommes nullement de votre avis sur la figure d’Antigone au mariage d’Olympie. Nous savons ce que c’est que d’assister à des mariages. Vous ne nous aviez jamais fait cette objection ; pourquoi la faites-vous aujourd’hui ? quel ennemi vous a parlé contre nous ? comment pouvez-vous me dire qu’Antigone a les raisons les plus fortes pour s’opposer a ce mariage ? Il n’en a certainement aucune ; il n’a pas le moindre droit, il n’a pas la possibilité, il est hors du temple dans le parvis : il faudrait qu’il fût fou pour troubler les cérémonies sacrées. Comment peut-il empêcher que Cassandre donne la main à son esclave ? Il n’est sûr de rien ; il n’a encore pris aucune mesure ; il n’a que des doutes, il n’est venu que pour les éclaircir. Dira-t-il : Je m’oppose à ce mariage, parce que je crois Olympie fille d’Alexandre ? Tout le monde, le grand prêtre, Cassandre, Olympie, répondraient : Tant mieux, c’est un mariage fort sortable ; vous n’êtes point en droit de vous y opposer ; vous ne connaissez pas seulement Olympie ; le droit civil et le droit canon sont contre vous : de quoi vous avisez-vous de faire du bruit à la messe ?

Antigone n’est donc pas si sot que de faire un tapage inutile ; il s’y prend plus prudemment ; il soulève les peuples, et fait venir des troupes ; il agit en prince, en ambitieux, en méchant homme.

Sentez-vous bien, mes anges, à quel point il serait ridicule de faire le mariage devant un confident qui ensuite en rendrait compte à Antigone ? Je suis si convaincu de tout ce que je vous dis, que le parterre même ne me ferait pas changer de sentiments. Cette pièce d’ailleurs n’est point du tout dans le système ordinaire du théâtre. Elle nous a fait un très-grand effet, à nous autres habitants des Alpes, qui ne connaissons point la tyrannie de l’usage. Le spectacle en est fort beau. Si vous aviez vu Statira entourée de ses prêtresses, et la scène où Olympie en embrassant sa mère lui avoue en larmes qu’elle aime le meurtrier de son père et de sa mère ; si vous aviez vu notre bûcher, vous auriez eu du plaisir comme nous. L’hiérophante est un digne prêtre ; catholiques, huguenots, luthériens, déistes, tout le monde l’aime. Je ne réponds point de Paris ; je crois bien que la cabale de Fréron criera, et c’est pourquoi j’ai toujours été dans le dessein de hasarder cette tragédie plutôt à l’impression qu’au théâtre. Mes chers anges, vous la ferez jouer si vous voulez ; je n’ai sur cela aucune volonté que la vôtre. Vous vous doutez bien qu’il m’importe assez peu quelle pièce on représente dans une ville que j’ai quittée pour jamais, quand la moitié de la ville s’efforçait de louer Catilina, et que tous les Mercures et toutes les brochures m’accablaient de mépris en croyant faire leur cour à Mme de Pompadour. Après avoir vécu malheureusement pour le public, j’ai pris le parti de vivre pour moi. J’avoue que l’an passé je fus un peu trop séduit d’Olympie, mais je me suis tempéré.

Jean-Jacques ne se tempère pas comme moi. Jean a écrit à Christophe. Il y a un mois que sa Lettre est imprimée, mais il n’y en a eu que trois exemplaires dans Genève. L’abbé Quesnel l’a eue à Versailles. Malheureusement l’auteur fait des cartons, et c’est ce qui retarde la publicité de ce modeste ouvrage. L’auteur y disait qu’on aurait dû lui élever des statues. On lui a fait voir qu’en effet on pourrait bien lui en dresser une dans la place de Grève ; qu’à la vérité elle ne serait pas ressemblante, mais qu’il y aurait un écriteau dans le goût de celui d’Inri[1]. Enfin il cartonne[2], et moi je cartonne aussi l’Histoire générale, de peur de l’Inri.

Vous ne me parlez point, mes anges, de l’incendie de l’Opéra[3] ; c’est une justice de Dieu : on dit que ce spectacle était si mauvais qu’il fallait tôt ou tard que la vengeance divine éclatât.

Je suis en peine de mon contemporain le président Hénault ; il aura pris sa pleurésie à Versailles. Cet accident devrait le corriger. J’ai connu une femme qu’une grande maladie guérit de sa surdité. Le président est sourd, et moi aussi ; mais j’ai pardessus lui une propension extrême vers l’aveuglement. J’ai perdu ma jolie petite écriture, les yeux me cuisent. Je finis en baisant le bout de vos ailes avec les respects les plus tendres.

  1. C’est l’inscription qu’on lit sur les crucifix. (B.)
  2. J.-J. Rousseau n’a pas cartonné sa lettre à Christophe de Beaumont.
  3. L’incendie de l’Opéra éclata le 6 avril 1763, à onze heures du matin.