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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5323

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5323. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, le 22 juin.

Si je pouvais rire, monseigneur le grand médecin, ce serait de voir maître Omer de Fleury usurper vos droits, et se mêler de l’inoculation en plein parlement, sans vous avoir consulté. Cet ennemi de l’inoculation a pourtant gardé Mme de Forcalquier, et fait des vers pour Tronchin, non pas le fermier général, mais Tronchin l’inoculateur. Vous me direz que ces vers valent sans doute sa prose ; et vous aurez raison. Mais avouez qu’il est plaisant de voir le parlement donner un arrêt contre la petite vérole. Il est bien clair que la Faculté de médecine sera contre l’inoculation, et que la sacrée faculté sera de l’avis de l’autre. Tout le monde viendra se faire inoculer à Genève ; il faudra agrandir la ville.

Je crois que Mme la comtesse d’Egmont a eu la petite vérole ; c’est bien dommage ; sans cela nous l’inoculerions, et nous lui donnerions des fêtes. Je voudrais bien, pour la rareté du fait, voir, avant de mourir, monsieur le maréchal amener sa fille dans notre pays huguenot. Le bruit a couru que vous alliez troquer votre gouvernement de Guienne contre celui de Languedoc ; c’était une grande joie chez toutes les parpaillottes. Cependant il paraît que votre nation n’est pas si aimable que vous ; elle est toute rassotée de vos lits de justice, de vos parlements, qui ne veulent pas obtempérer.

Je ne sais quelle maligne influence est tombée sur ce pauvre peuple ; mais il m’est avis qu’il est sorti de son élément, qui était la gaieté. Pour moi, il est vrai que je suis aussi dérouté que la nation ; mais je suis vieux, aveugle, et sourd ; et ces petits agréments ne rendent pas un homme excessivement folâtre. Il n’appartient qu’aux héros d’être toujours gais ; vous le serez quand vous aurez mon âge, et fort au delà. Avec de la santé, de la gloire, de grands établissements, de l’esprit, des amis, on peut se livrer tout naturellement à une joie honnête.

Vous protégez donc de près Mlle d’Épinay[1] : cela dit qu’elle est buona robba, mais cela ne dit pas qu’elle est bonne actrice. Qu’elle soit ce qu’il vous plaira, j’obéis à vos ordres de grand cœur.

Je me prosterne devant votre force permanente, et devant vos agréments toujours nouveaux, devant votre esprit aussi sensé que gai, qui met aux choses leur véritable prix, et qui sait très-bien que la vie n’est qu’un pèlerinage qu’il faut semer de coquilles et de fleurs. Ma philosophie est la très-humble servante de la vôtre.

Ed intando la riverisco sommamente con ogni ossequio.

  1. Voyez la note 1, page 398.