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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5339

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5339. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
19 juillet 1763.

Madame, on n’est pas si raisonnable à Genève que l’est Votre Altesse sérénissime. Il y a beaucoup de philosophes, à la vérité, qui ont un profond mépris pour les infâmes superstitions que le Vicaire savoyard semble avoir détruites dans l’Émile de ce pauvre Rousseau. L’article de ce vicaire vaut mieux sans doute que tout le reste du livre. Il est goûté des grands et des petits, et cependant il est anathématisé par le conseil, qui est un peu l’esclave des prêtres. Tout est contradiction dans ce monde. Ce n’en est pas une petite de condamner ce qu’on estime et ce qu’on croit dans le fond de son cœur. Deux cents citoyens ont réclamé contre l’arrêt du petit conseil de Genève, mais bien moins par amitié pour Jean-Jacques que par haine pour les magistrats. Leur requête n’a rien produit, et Jean-Jacques ayant renoncé à son beau titre de citoyen, n’a plus de titre que celui de Diogène. Il va transporter son tonneau en Écosse[2], avec milord Maréchal. Ce pauvre diable traîne une vie misérable, et le pape est souverain avec quinze millions de revenu. Voilà comme va le monde.

Nous autres Français, nous chassons les jésuites ; mais nous restons en proie aux convulsionnaires. Je ne connais que les princes protestants qui se conduisent raisonnablement. Ils tiennent les prêtres à la place où ils doivent être, et ils vivent tranquilles (quand la rage de la guerre ne s’en mêle pas).

Madame, j’ai l’honneur de vous envoyer un petit Catéchisme qui m’a paru assez raisonnable[3].

Agréez mon profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Il n’y alla pas.
  3. Voyez aux Mélanges, tome XXIV, page 523.