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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5399

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 564-565).

5399. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
7 septembre.

Mes divins anges, à peine ai-je reçu votre paquet, que j’ai fait à peu près tout ce que vous désirez. Vous ne m’avez point envoyé le premier acte : je vous prie de me le dépêcher, afin que je raccorde le tout. Vous aurez probablement la pièce[2] entière dès que vous m’aurez fait tenir ce premier acte qui me manque[3]. Il restera quelques vers raboteux ; cela ne fait pas mal au théâtre, et nous sommes convenus qu’il en fallait pour dépayser le monde. J’avoue que c’est une grande vanité à moi d’en convenir ; mais enfin j’ai passé dans mon temps, je ne sais comment, pour faire des vers assez coulants[4].

Vous avez bien raison : M. de Thibouville a le visage trop rond pour un conspirateur. Vous savez que César croyait que les visages longs et maigres étaient de vraies faces de conjurés.

Ah ! mes anges, est-il possible que vous n’aimiez pas


À deux voluptueux a livré l’univers[5] ?


C’est bien là pourtant le caractère d’Antoine et du jeune Octave. Vous me forcerez à mettre des remarques ; et les lettres de ces débauchés, que Suétone nous a conservées, y paraîtront avec les gros mots. Que je suis fâché contre vous d’avoir osé condamner ce vers qui dit tant de choses ! Vous y reviendrez, vous l’aimerez, car vous êtes justes.

[6]Mme Denis et moi, nous baisons le bout de vos ailes, sous lesquelles vous mettez notre procès sacerdotal.

Je n’entends plus parler de la Gazette littéraire, je ne sais si elle paraît. J’ai fait venir des livres d’Angleterre et de Hollande ; ils doivent être chez M. le duc de Praslin : s’il y a des doubles, je le supplie de me les envoyer ; je les prendrai pour mon compte.

Mes anges, le diable est à Genève ; mais il est aussi en France, et j’ai grand’peur que toutes ces belles remontrances n’aboutissent à donner une paralysie à la main de nos payeurs de rentes. Vous ne me parlez jamais de ces petites drôleries[7] ; vous ne songez qu’au tripot : cependant ces affaires-là sont un peu plus intéressantes.

[8]Permettez, je vous en supplie, que je vous adresse ce paquet pour frère Damilaville, qui doit le rendre à M. Mariette. Il est bon de faire des tragédies, mais il faut aussi songer au solide.

Respect et tendresse.

  1. Je donne cette lettre telle qu’elle est dans le tome 1er du Supplément au Recueil des lettres de M. de Voltaire, publié par feu Auger en 1808. Plusieurs passages faisaient, dans l’édition de Kehl, partie d’une lettre du 11 février 1764. (B.)
  2. Le Triumvirat.
  3. Dans la lettre du 11 février 1764, au lieu de ce qui précède on lisait :

    « Mes divins anges, puisque vous êtes assez lambins pour ne pas renvoyer le premier acte à M. Marcel, je vous en envoie cinq. Il se flatte d’avoir fait tout ce que votre comité exigeait de lui. Il restera, etc. »

  4. Dans la lettre du 11 février 1764, on lisait de plus ici :

    « Il faut que M. le duc de Praslin se donne avec vous le plaisir d’attraper le public ; c’est une vraie opération de ministre. M. Marcel vous enverra une lettre soumise pour la reine Clairon, qui sera de la même écriture que la pièce. Je ne connais point de conspiration mieux arrangée. Nous verrons si celle de Rousseau contre Genève réussira mieux. Il est vrai qu’il a sept à huit cents personnes dans son parti ; mais je tiens que mes trois conspirateurs valent mieux que les associés de Jean-Jacques.

    « Vous avez bien raison, etc. »

  5. Ce vers était dans la scène première de l’acte premier. Il a été changé, ainsi
    que ceux qui le précédaient ; voyez tome VI, page 185.
  6. Cet alinéa et le suivant n’étaient pas dans la lettre du 11 février 1764.
  7. expression de M. Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme, acte I, scène ii.
  8. Au lieu de ce qui suit, on lisait dans la lettre du 11 février 1764 :

    « Mais comment vont les yeux de M. d’Argental ? Celles qui se mettaient à la fenêtre ne s’y mettent plus, les mouleuses cessent de moudre, l’amandier fleurit, la corde d’argent est cassée sur la fontaine : adieu les tragédies. »

    Ce dernier alinéa, dont les expressions sont empruntées au chapitre xii de l’Écclésiaste, se retrouve en grande partie dans la lettre à d’Argental du 25 mars 1763, page 438.