Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5409

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 570-571).

5409. — À M. HELVÉTIUS.
15 septembre.

Mon cher philosophe, vous avez raison d’être ferme dans vos principes, parce qu’en général vos principes sont bons. Quelques expressions hasardées ont servi de prétexte aux ennemis de la raison. On n’a cause gagnée avec notre nation qu’à l’aide du plaisant et du ridicule. Votre héros Fontenelle fut en grand danger pour les Oracles, et pour la reine Mero et sa sœur Énegu[1] ; et quand il disait que s’il avait la main pleine de vérités il n’en lâcherait aucune, c’était parce qu’il en avait lâché, et qu’on lui avait donné sur les doigts. Cependant cette raison tant persécutée gagne tous les jours du terrain. On a beau faire, il arrivera en France, chez les honnêtes gens, ce qui est arrivé en Angleterre. Nous avons pris des Anglais les annuités, les rentes tournantes, les fonds d’amortissement, la construction et la manœuvre des vaisseaux, l’attraction, le calcul différentiel, les sept couleurs primitives, l’inoculation ; nous prenons insensiblement leur noble liberté de penser, et leur profond mépris pour les fadaises de l’école. Les jeunes gens se forment ; ceux qui sont destinés aux plus grandes places se sont défaits des infâmes préjugés qui avilissent une nation : il y aura toujours un grand peuple de sots, et une foule de fripons ; mais le petit nombre de penseurs se fera respecter. Voyez comme la pièce de Palissot[2] est déjà tombée dans l’oubli ; on sait par cœur les traits qui ont percé Pompignan, et l’on a oublié pour jamais son Discours[3] et son Mémoire[4]. Si on n’avait pas confondu ce malheureux, l’usage d’insulter les philosophes dans les discours de réception à l’Académie aurait passé en loi. Si on n’avait pas rendu nos persécuteurs ridicules, ils n’auraient pas mis de bornes à leur insolence. Soyez sûr que tant que les gens de bien seront unis, on ne les entamera pas. Vous allez à Paris, vous y serez le lien de la concorde des êtres pensants. Qu’importe, encore une fois, que notre tailleur et notre sellier soient gouvernés par frère Kroust et par frère Berthier ? Le grand point est que ceux avec qui vous vivez soient forcés de baisser les yeux devant le philosophe. C’est l’intérêt du roi, c’est celui de l’État, que les philosophes gouvernent la société. Ils inspirent l’amour de la patrie, et les fanatiques y portent le trouble. Mais plus ces misérables sentiront votre supériorité, plus vous aurez d’attention à ne leur point donner prise par des paroles dont ils puissent abuser. Notre morale est meilleure que la leur, notre conduite plus respectable ; ils parlent de vertu, et nous la pratiquons : enfin notre parti l’emporte sur le leur dans la bonne compagnie. Conservons nos avantages ; que les coups qui les écraseront partent de mains invisibles, et qu’ils tombent sous le mépris public. Cependant vous aurez une bonne maison, vous y rassemblerez vos amis, vous répandrez la lumière de proche en proche, vous serez respecté même de ces indignes ennemis de la raison et de la vertu : voilà votre situation, mon cher ami. Dans ce loisir heureux, vous vous amuserez à faire de bons ouvrages, sans exposer votre nom aux censures des fripons. Je vois qu’il faut que vous restiez en France, et vous y serez très-utile. Personne n’est plus fait que vous pour réunir les gens de lettres ; vous pouvez élever chez vous un tribunal qui sera fort supérieur, chez les honnêtes gens, à celui d Omer Joly. Vivez gaiement, travaillez utilement, soyez l’honneur de notre patrie Le temps est venu où les hommes comme vous doivent triompher. Si vous n’aviez pas été mari et père, je vous aurais dit : Vende omnia quæ habes, et sequere me[5] ; mais votre situation je le vois bien, ne vous permet pas un autre établissement, et qui peut-être même serait regardé comme un aveu de votre crainte par ceux qui empoisonnent tout. Restez donc parmi vos amis ; rendez vos ennemis odieux et ridicules ; aimez-moi, et comptez que je vous serai toujours attaché avec toute l’estime et l’amitié que je vous ai vouées depuis votre enfance.

  1. Mero et Enegu (Rome et Genève).
  2. Les Philosophes, comédie jouée en 1760.
  3. Voyez tome XXIV, page 111.
  4. Voyez la note, tome XXIV, page 131.
  5. Ce ne sont pas tout à fait les expressions de Matthieu, xix, 21 ; et de Marc, x, 21.