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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5550

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 115-117).

5550. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
1er février.

L’aveugle des Alpes a lu comme il a pu, et avec plus de plaisir que de facilité, la consolante lettre du 25 du mois de janvier, dont ses anges gardiens l’ont régalé. Le grand docteur Tronchin lui couvre les yeux d’une pommade adoucissante, où il entre du sublimé corrosif. Jésus-Christ ne se servait que de boue et de crachat, en criant ephphta[1] ; mais les arts se perfectionnent.

Mes anges avaient donc reçu le cinquième acte de la conjuration un peu radoubé ; ils en sont donc contents, on pourrait donc se donner le petit plaisir de se moquer du public, de faire jouer la pièce de l’ex-jésuite[2], en disant toujours qu’on va jouer Olympie. Ce serait un chef-d’œuvre de politique comique, qui me paraît si plaisant que je ne conçois pas comment mes conjurés ne se donnent pas cette satisfaction.

Cependant j’en reviens toujours à mon grand principe, que la volonté de mes anges soit faite au tripot comme au ciel !

Je remercie tendrement mes anges de toutes leurs bontés ; c’est à eux que je dois celles de M. le duc de Praslin, qui me conservera mes dîmes en dépit du concile de Latran, et qui fera voir que les traités des rois valent mieux que des conciles. Figurez-vous quel plaisir ce sera pour un aveugle d’avoir entre les Alpes et le mont Jura une terre grande comme la main, très-joliment bâtie de ma façon, ne payant rien au roi ni à l’Église, et ayant d’ailleurs le droit de mainmorte sur plusieurs petites possessions.

Je devrai tout cela à mes anges et à M. le duc de Praslin. Il n’y a que le succès de la conspiration qui puisse me faire un aussi grand plaisir.

Je les félicite du gain du procès de la Gazette littéraire, qui fera braire l’âne littéraire. On m’avait envoyé d’Angleterre un gros paquet adressé, il y a un mois, à M. le duc de Praslin, pour travailler à sa gazette, dans le temps que j’avais encore un œil ; mais il faut que le diable, comme vous dites, soit déchaîné contre tous mes paquets.

Il paraît (et je suis très-bien informé) qu’on a de grandes alarmes à Versailles sur la Tolérance, quoique tous ceux qui ont lu l’ouvrage en aient été contents. On peut bien croire que ces alarmes m’en donnent. Je m’intéresse vivement à l’auteur, qui est un bon théologien et un digne prêtre ; je ne m’intéresse pas moins à l’objet de son livre, qui est la cause de l’humanité. Il n’y a certainement d’autre chose à faire, dans de telles circonstances, qu’à prier frère Damilaville de vouloir bien employer son crédit et ses connaissances dans la typographie pour empêcher le débit de cet ouvrage diabolique, où l’on prouve que tous les hommes sont frères.

Je supplie très-instamment mes anges consolateurs de savoir, par le protecteur de la conspiration des roués, si l’on me sait mauvais gré à Versailles de cette Tolérance si honnête. Il peut en être aisément informé, et en dire trois mots à mes anges, qui m’en feront entendre deux : car, quoique je ne sois pas un moine de couvent, je ne veux pourtant pas déplaire à monsieur le prieur. La liberté a quelque chose de céleste, mais le repos vaut encore mieux.

Ma nièce et moi, nous remercions encore une fois nos anges ; nous présentons à M. le duc de Praslin les plus sincères remerciements ; nous en disons autant à frère Crommelin, qui d’ailleurs est un des fidèles de notre petite église. J’ai lu, à propos d’église, le réquisitoire de maître Omer contre maître de Beaumont. Je ne sais rien de plus ennuyeux, si ce n’est peut-être le mandement de Beaumont, que je n’ai point encore vu. Je ne trouve de raisonnable, dans toutes ces fadaises importantes, que la déclaration du roi, qui ordonne le silence.

  1. « Ephpheta, quod est aperire. » (Marc, vii, 34.)
  2. La tragédie du Triumvirat.