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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5611

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 177-178).

5611. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 avril.

Jai vu, mes anges, de fort bons vers de M. de La Harpe[1] sur les talents naturels de Mlle Dumesnil, et sur les talents acquis de Mlle Clairon. Je me souviens qu’autrefois cette petite innocente de Gaussin me disait tout doucement : « Allez, allez, Mlle Clairon sera une grande actrice, mais ne fera jamais pleurer. »

Mais quoi ! est-il possible que Mlle Clairon ne dise pas


Empêchez-moi surtout de le revoir jamais.

(Olympie, acte III, scène ii.)


d’une manière à se faire claquer, mais claquer pendant un quart d’heure ? On trouve qu’il n’y a pas assez d’amour dans son rôle ; je maintiens, moi, que ce vers vaut toute une églogue. Allez, allez, la pièce est pleine d’intérêt ; et voilà ce qui la soutient. Que quelque auteur s’avise un jour de mettre un bûcher et point d’intérêt dans sa pièce, comptez qu’on y jettera monsieur, pour réchauffer son ouvrage. Il faut qu’il y ait un grand appareil au spectacle, c’est mon avis : mais il faut que cet appareil fasse toujours une situation intéressante, et qui tienne les esprits en suspens : tel est le troisième acte de Tancrède, et le quatrième acte de Mahomet. Tâchons de parler à la fois aux yeux, aux oreilles, et à l’âme ; on critiquera, mais ce sera en pleurant. Je suis bien las des drames qui ne sont que des conversations ; ils sont beaux, mais, entre nous, ils sont un peu à la glace.

Je suis très-fâché que Mme d’Argental ait pris médecine par nécessité ; mais je serais plus fâché encore si elle l’avait prise sans nécessité, car c’est alors que les médecines font très-grand mal. J’ai lu votre écriture tout courant, et sans hésiter un moment, malgré toute la faiblesse de mes yeux. Mon cœur aime passionnément les caractères des deux anges. Envoyez-moi, je vous prie, quand vous n’aurez rien à faire, toutes les critiques possibles d’Olympie : qui sait si elles ne me piqueront pas d’honneur, et si à la fin je ne trouverai pas quelque chose de nouveau ?

M. Gilbert de Voysins[2] n’est-il pas infiniment plus vieux que moi ? J’ai une très-mauvaise opinion de ce corps-là, et je m imagine qu’il pourrait bien m’aller juger incessamment dans l’autre monde ; mais surtout que M. le duc de Praslin se débarrasse vite de sa goutte, et qu’il songe bien sérieusement à sa santé. Je vous le répète, le ministère est un fardeau affreux quand on souffre.

On m’avait mandé que Mme de Pompadour était absolument hors d’affaire : mais ce que vous me dites, le 29 de mars, me donne beaucoup de crainte. Je lui avais fait mon compliment[3] sur sa convalescence : je suis bien fâché d’avoir eu tort. Mille tendres respects ; tout Ferney baise le bout des ailes de mes anges.

  1. C’est la pièce commençant par ce vers :

    Eh bien, de tes talents le triomphe est durable,

    et qui avait été imprimée avec la lettre 5540.
  2. Avocat général. Il avait fait, en 1734, le réquisitoire contre les Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 77.
  3. La lettre à Mme de Pompadour est perdue.