Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5621

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 187-188).

5621. — À M. DAMILAVILLE.
18 avril.

Ah ! ah ! mon cher frère ! vous faites donc de très-jolis vers ! et vous les faites sur un bien triste sujet ! Voilà la seule consolation de nous autres pauvres Français : il nous reste de pouvoir gémir avec nos amis, soit en vers, soit en prose.

Je vous disais, à propos de nos sages dispersés, ce que vous me disiez quand nos lettres se sont croisées. Nous pensons de même en tout. Je vous demande en grâce de penser comme moi sur Guillaume Vadé et Jérôme Carré. Je vous répète qu’il y a dans ce recueil de Guillaume et de Jérôme deux ou trois pièces que je ne voudrais pas pour rien au monde ni avouer ni avoir faites : car enfin il faut un peu de politique, et il ne serait que ridicule de se sacrifier pour gens qui ne se soucient point du tout du sacrifice.

J’ai très-grand’peur que les ouvriers de Gabriel Cramer n’aient mis à la tête de l’ouvrage le litre impertinent de Collection complète des Œuvres de V.[1]. Ce V. ne s’accommoderait point du tout de cette sottise, et je ne manquerais pas d’écrire à M. de Sartine pour désavouer le livre, et le prier très-instamment de le supprimer. Je laisse aux Le Beau, aux Crevier, la petite gloire de faire imprimer leurs noms et leurs qualités en gros caractères à la tête de leurs déclamations de collège ; je n’ai jamais eu cette ambition, et quand de maudits libraires ont mis mon nom à mes ouvrages, ils l’ont toujours fait malgré moi.

Je compte, mon cher frère, que vous avez eu la bonté de donner la lettre à M. Marin[2]. Je souhaite que M. de Sartine sache combien je m’intéresse peu à la plate gloire d’auteur, et au débit de mes œuvres. M’imprimera qui voudra ; pourvu qu’on ne me défigure pas, je suis content.

Avez-vous reçu les quarante-huit exemplaires du Corneille, que Cramer doit vous avoir envoyés ? Je m’attends bien que des gens, qui n’ont que des préjugés au lieu de goût, ne seront pas contents de moi ; mais il faut fouler aux pieds les préjugés dans tous les genres.

Mon cher frère, que ne puis-je m’entretenir avec vous !

  1. C’est sur les faux titres de leurs éditions que les frères Cramer avaient mis Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire ; tous les exemplaires que j’ai vus des Contes de Guillaume Vadé portent au faux titre Contes de Guillaume Vadé (voyez toutefois la lettre suivante) ; dans l’édition de 1764 de la Collection complète, ce volume vient le vingt-septième. (B.)
  2. Celle dont Voltaire a parlé page 186, et qui manque.