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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5642

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 206-209).
5642. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 9 mai.

C’est moi, madame, qui vous demande pardon de n’avoir pas eu l’honneur de vous écrire, et ce n’est pas à vvous, s’il tous plaît, à me dire que tous n’avez pas eu l’honneur de m’écrire. Voilà un plaisant honneur : vraiment il s’agit entre nous de choses plus sérieuses, attendu notre état, notre âge, et notre façon de penser. Je ne connais que Judas dont on ait dit qu’il eût mieux valu pour lui de n’être pas né[1], et encore est-ce l’Évangile qui le dit ; Mécène et La Fontaine ont dit tout le contraire :


Mieux vaut souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.

(Fables, liv. I, fab. xvi.)

Je conviens avec vous que la vie est très-courte et assez malheureuse ; mais il faut que je vous dise que j’ai chez moi un parent de vingt-trois ans[2], beau, bien fait, vigoureux ; et voici ce qui lui est arrivé : il tombe un jour de cheval à la chasse, il se meurtrit un peu la cuisse, on lui fait une petite incision, et le voilà paralytique pour le reste de ses jours, non pas paralytique d’une partie de son corps, mais paralytique à ne pouvoir se servir d’aucun de ses membres, à ne pouvoir soulever sa tête, avec la certitude entière de ne pouvoir jamais avoir le moindre soulagement : il s’est accoutumé à son état, et il aime la vie comme un fou.

Ce n’est pas que le néant n’ait du bon ; mais je crois qu’il est impossible d’aimer véritablement le néant, malgré ses bonnes qualités.

Quant à la mort, raisonnons un peu, je vous prie : il est très-certain qu’on ne la sent point ; ce n’est point un moment douloureux ; elle ressemble au sommeil comme deux gouttes d’eau ; ce n’est que l’idée qu’on ne se réveillera plus qui fait de la peine ; c’est l’appareil de la mort qui est horrible, c’est la barbarie de l’extrême-onction, c’est la cruauté qu’on a de nous avertir que tout est fini pour nous.

À quoi bon venir nous prononcer notre sentence ? Elle s’exécutera bien sans que le notaire et les prêtres s’en mêlent. Il faut avoir fait ses dispositions de bonne heure, et ensuite n’y plus penser du tout.

On dit quelquefois d’un homme : Il est mort comme un chien ; mais vraiment un chien est très-heureux de mourir sans tout cet attirail dont on persécute le dernier moment de notre vie. Si on avait un peu de charité pour nous, on nous laisserait mourir sans nous en rien dire.

Ce qu’il y a de pis encore, c’est qu’on est entouré alors d’hypocrites qui vous obsèdent pour vous faire penser comme ils ne pensent point, ou d’imbéciles qui veulent que vous soyez aussi sots qu’eux ; tout cela est bien dégoûtant. Le seul plaisir de la vie, à Genève, c’est qu’on peut y mourir comme on veut ; beaucoup d’honnêtes gens n’appellent point de prêtres. On se tue, si on veut, sans que personne y trouve à redire ; ou l’on attend le moment sans que personne vous importune.

Mme de Pompadour a eu toutes les horreurs de l’appareil, et celle de la certitude de se voir condamnée à quitter la plus agréable situation où une femme puisse être. Je ne savais pas, madame, que vous fussiez en liaison avec elle ; mais je devine que Mme de M…[3] avait contribué à vous en faire une amie. Ainsi vous avez fait une très-grande perte, car elle aimait à rendre service. Je crois qu’elle sera regrettée, excepté de ceux à qui elle a été obligée de faire du mal[4], parce qu’ils voulaient lui en faire ; elle était philosophe.

Je me flatte que votre ami[5], qui a été malade, est philosophe aussi ; il a trop d’esprit, trop de raison, pour ne pas mépriser ce qui est très-méprisable. S’il m’en croit, il vivra pour vous et pour lui, sans se donner tant de peines pour d’autres. Je veux qu’il pousse sa carrière aussi loin que Fontenelle, et que dans son agréable vie il soit toujours occupé des consolations de la vôtre.

Vous vous amusez donc, madame, des Commentaires sur Corneille. Vous vous faites lire sans doute le texte, sans quoi les notes vous ennuieraient beaucoup. On me reproche d’avoir été trop sévère ; mais j’ai voulu être utile, et j’ai été souvent très-discret. Le nombre prodigieux de fautes contre la langue, contre la netteté des idées et des expressions, contre les convenances, enfin contre l’intérêt, m’a si fort épouvanté que je n’ai pas dit la moitié de ce que j’aurais pu dire. Ce travail est fort ingrat et fort désagréable, mais il a servi à marier deux filles[6] : ce qui n’était arrivé à aucun commentateur, et ce qui n’arrivera plus.

Adieu, madame ; supportons la vie, qui n’est pas grand’chose ; ne craignons pas la mort, qui n’est rien du tout ; et soyez bien persuadée que mon seul chagrin est de ne pouvoir m’entretenir avec vous, et vous assurer, dans votre couvent[7], de mon très-tendre et très-sincère respect, et de mon inviolable attachement.

  1. Marc, xiv, 21.
  2. Daumart.
  3. Probablement Mme de Mirepoix.
  4. Les jésuites.
  5. Le président Hénault. (K.) — Il fut bientôt après déserteur de la philosophie. (B.)
  6. Mlle Corneille, puis sa belle-sœur Mlle Dupuits.
  7. Saint-Joseph.