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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5687

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 252-253).

5687. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 25 juin 1764.

Vous êtes bien récalcitrant, de refuser de voir Mme de Jaucourt, la petite-fille de Mme de Harenc[2], la meilleure de mes amies, qui m’avait priée d’obtenir cette faveur. Comme je ne veux point vous tromper, je ne vous dirai point ce qu’elle pense de saint Augustin et de Calvin ; mais j’ai peine à croire qu’elle ne les sacrifiât pas volontiers au plaisir de passer une journée chez vous. Ah ! vous la verrez, j’en suis sûre ; vous ne voudriez pas que je vous eusse sollicité en vain ; elle a assez d’esprit pour être charmée de vous, et sûrement assez de vanité pour se faire un grand honneur de vous avoir vu ; après ceci je ne vous en parlerai plus.

J’ai vu un homme qui est bien content d’une visite qu’il vous a rendue à Ferney : c’est milord Holderness. Il dit que vous n’avez que vingt-cinq ans, que vous êtes gai, vif, animé, abondant, enfin que vous l’avez charmé. Je charmerai ce soir M. Hume, en lui lisant votre lettre. Vous êtes content de ses ouvrages, vous le seriez de sa personne ; il est gai, simple et bon. Les esprits anglais valent mieux que les nôtres, c’est bien mon avis ; je ne leur trouve point le ton dogmatique, impératif ; ils disent des vérités plus fortes que nous n’en disons ; mais ce n’est pas pour se distinguer, pour donner le ton, pour être célèbres. Nos auteurs révoltent par leur orgueil, leurs bravades ; et quoique presque tout ce qu’ils disent soit vrai, on est choqué de la manière, qui sent moins la liberté que la licence ; et puis ils tombent souvent dans le paradoxe et dans les sophismes, et c’est mon horreur. Jean-Jacques m’est antipathique, il remettrait tout dans le chaos ; je n’ai rien vu de plus contraire au bon sens que son Émile, rien de plus contraire aux bonnes mœurs que son Héloïse, et de plus ennuyeux et de plus obscur que son Contrat social.

J’aime beaucoup ce que vous dites sur nos historiens : qu’est-ce que l’histoire, si elle n’a pas l’air de la plus grande vérité ? Mais quoique l’esprit philosophique soit bon à tout et partout, je n’aime pas qu’on le fasse trop sentir dans l’histoire : cela peut rendre les faits suspects et faire penser que l’historien les ajuste à ses systèmes.

Convenez, monsieur de Voltaire, que j’abuse bien de l’ordre que vous m’avez donné de vous communiquer toutes mes pensées, et que je suis bien sotte de vous obéir. Je ne sais pas écrire, je n’ai pas l’abondance des mots qui est nécessaire pour bien s’exprimer. Je crois bien que cela peut venir du peu de force et de profondeur de mes idées, qui tiennent de ma complexion, qui est fort faible, et sur laquelle les bonnes ou mauvaises digestions font un très-grand effet, et font que je suis affectée tout différemment d’un jour à l’autre.

Oui, si vous étiez ici, vous seriez mon directeur ; je ne trouve que vous qui soyez digne de l’être, parce que je ne trouve que vous qui touchiez toujours droit au but ; tous les autres sont en deçà ou par delà.

À propos, il y a, à ce qu’on dit, dans votre dernière lettre, deux lignes de votre main ; voilà donc comme vous êtes aveugle ! Je suis ravie que vous ne soyez point mon confrère, et qu’aucune lumière ne vous soit refusée. Communiquez-moi toutes celles dont je suis susceptible, et ne m’abandonnez point dans le chaos où je suis condamnée.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.
  2. La même Mme de Harenc dont il est parlé si souvent dans les Mémoires de Marmontel.