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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5719

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 281-282).

5719. — À M. DAMILAVILLE.
21 juillet.

Je ne me console point de voir que ceux qui devraient combattre les uns pour les autres, sous le même drapeau, soient ou des poltrons, ou des déserteurs, ou des ennemis. La folie de Rousseau m’afflige. Est-il vrai que c’est à Duclos[1] qu’il écrivait cette indigne lettre dans laquelle il disait que j’étais le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs ? Y eut-il jamais une démence plus absurde ? Moi, persécuter l’auteur du Vicaire savoyard ! moi, persécuter quelqu’un : J’ai toujours sur le cœur cette étrange calomnie. Faut-il, mon cher frère, qu’on ait à la fois les fidèles et les infidèles à combattre, et qu’on passe pour un persécuteur tandis qu’on est soi-même persécuté ! Tout cela fait saigner le cœur : l’amitié seule d’un philosophe peut guérir ces blessures.

J’attends toujours une occasion pour vous envoyer un petit paquet pour vous et pour vos intimes. Dieu nous garde de jeter le pain de Dieu aux chiens[2] !

Si la lettre de M. Panckoucke m’a fait rire[3], celle de M. Élie de Beaumont m’afflige. Est-il possible qu’on perde un tel procès[4], qu’on ne soit pas le fils de son père, parce que ce père a fait un voyage en Suisse ! Qu’on dise à présent que les Français ne sont pas des Welches !

Embrassez, je vous prie, pour moi M. et Mme Élie. Leur imagination est comme le char de leur patron, elle est toute brillante ; mais leur patron ne les valait pas.

Je vous embrasse tendrement, mon cher frère.

P. S. Frère Thieriot est donc à présent attaché à un archevêque, et le voilà devenu grand vicaire de Cambrai. Il a passé sa vie dans des attachements qui ne lui ont pas réussi ; il aurait été heureux s’il avait su qu’un ami vaut mieux que vingt protecteurs auxquels on se donne successivement.

J’oubliais de vous dire que frère Gabriel n’a point imprimé assez d’exemplaires du Corneille. Je l’ai laissé, comme de raison, le maître de toute l’affaire. S’il avait imprimé autant d’exemplaires qu’il y avait de souscripteurs, il aurait eu plus d’argent, et Mlle Corneille aussi ; mais il n’a compté que ceux qui avaient fait le premier payement. J’en suis bien fâché, mais ce n’est pas ma faute ; j’ai rempli mon devoir, et cela me suffit. Ceux qui n’ont pas eu d’exemplaires, et qui en demandent, peuvent en prendre chez M. Corneille, à qui le roi en a donné cent cinquante : Mme d’Argental se fait un plaisir d’en débiter pour gratifier cet honnête homme. Je m’étonne que cela ne soit pas public dans Paris ; mais dans Paris on ne sait jamais rien, on n’est instruit de rien, on ne sait à qui s’adresser, on ignore tout au milieu du tumulte.

Frère Gabriel a bien mal fait encore d’imprimer les trois volumes de remarques[5] à part, sans me le dire. Les fautes d’impression sont innombrables. Il y a assez loin de ma campagne à Genève, et je n’ai pu revoir les épreuves. Tout va de travers en ce monde. Dieu soit loué !

  1. Dans toutes les éditions de J.-J. Rousseau publiées jusqu’à ce jour, la lettre du 28 mai 1764 est sans le nom de la personne à qui elle fut adressée ; voyez page 248.
  2. Voyez la note 2, tome XLI, page 308.
  3. Voyez tome XXV, page 254.
  4. L’affaire Potin.
  5. Les remarques ou Commentaires sur le Théâtre de Pierre Corneille ; voyez le troisième paragraphe de la lettre 5649.