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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5799

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 356-357).

5799. — À M. LE PRESIDENT HENAULT.
Aux Délices, 20 octobre.

À la mort de M. d’Argenson je ne pouvais écrire à personne, mon cher et respectable confrère ; j’étais très-malade, ce qui m’arrive souvent ; et je suis toujours prêt à faire l’éternel voyage qu’a fait votre ami, que nous ferons tous, et qui n’est que la fin d’un rôle ou pénible, ou insipide, ou frivole, que nous jouons pour un moment sur ce petit globe. Je ne pus alors écrire ni à vous, son illustre ami, ni à MM. de Paulmy et de Voyer.

Quelque temps après, dans une lettre que je fus obligé d’écrire, tout malade que j’étais, à Mme du Deffant[1], pour une commission qu’elle m’avait donnée, je vous adressai sept ou huit lignes un peu à la hâte, mais c’était mon cœur qui les dictait. J’étais d’ailleurs très-embarrassé de l’exécution des ordres de Mme du Deffant. Il s’agissait de lui procurer un exemplaire d’un petit livre intitulé Dictionnaire philosophique portatif, imprimé à Liège ou à Bâle. C’est un recueil de pièces déjà connues, tirées de différents auteurs. Il y a trois ou quatre articles assez hardis, et je vous avoue que j’étais au désespoir qu’on me les imputât. Ce qui a donné lieu à cette calomnie, c’est que l’éditeur a mis dans l’ouvrage une demi-douzaine de morceaux que j’avais destinés autrefois au Dictionnaire encyclopédique, comme Amour, Amour-propre, Amour socratique, Amitiè, Gloire, etc.

Les autres articles[2] sont pris partout. Baptême est du docteur Middleton, traduit mot pour mot. Enfer, Christianisme, sont traduits de milord Warburton, évêque de Glocester. Apocalypse est un extrait du manuscrit curieux de M. Abauzit, l’un des plus savants hommes de l’Europe, et des plus modestes ; mais l’extrait est très-mal fait. Messie est tout entier du premier pasteur de l’église de Lausanne, nommé M. Polier de Bottens, homme de condition et de beaucoup de mérite, qui envoya cet article aux encyclopédistes il y a quelques années. Cet article me paraît savant et bien fait. J’ai obtenu depuis peu qu’on m’envoyât l’original écrit de sa main, que je possède.

Ainsi vous voyez, mon cher et illustre confrère, que l’ouvrage n’est pas de moi ; mais il faudra toujours que les gens de lettres soient persécutés par la calomnie : c’est leur partage, c’est leur récompense.

Je pourrais, si je voulais, me plaindre qu’à l’âge de soixante-onze ans, accablé d’infirmités, et presque aveugle, on ne veuille pas me laisser achever ma carrière en paix ; mais je ne suis pas assez sot pour me plaindre, et j’aime mieux rire jusqu’au bout des vains efforts de la clique des Patouillet et des Fréron. Vos bontés me les font oublier, mon aimable et illustre confrère ; et quand je suis toujours un peu aimé du seul homme qui ait appris aux Français leur histoire, je me rengorge, et je suis toujours fier dans mes déserts.

Vivez, poussez votre carrière aussi loin que Fontenelle ; et quand je serai mort, dites : J’ai perdu un admirateur.

  1. Voyez n° 5784.
  2. Voyez aussi lettre 5789.