Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5822

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 377-378).

5822. — À MADAME D’ÉPINAI.
16 novembre.

Il me paraît, madame, que vous avez un curé digne de vous ; c’est vous, sans doute, qui nommez à la cure ; c’est l’homme du monde dont, après vous, j’ambitionne plus le suffrage. M. Dubut[1] ou Desbuttes (car je ne sais pas précisément son nom) le remercie bien fort de ses cerisiers. Il est bien vieux, ce M. Desbuttes ; mais s’il a le bonheur de manger des cerises de votre curé, il en jettera les noyaux au nez des superstitieux et des fanatiques, qui, je crois, n’approchent jamais de votre paroisse.

Je vois que tous les climats se ressemblent, quoique les esprits ne se ressemblent pas : si vous avez froid, nous sommes gelés ; si vous avez un pouce de neige, nous en avons deux pieds ; si vous perdez quelques-uns de vos poulets, tous les nôtres meurent ; mais vous avez des Frérons, des Pompignans, un Journal chrétien, et nous n’avons rien de tout cela. Vous vivez, madame, dans votre belle retraite avec vos philosophes ; moquez-vous des sottises de toutes les espèces. Que ne puis-je en rire avec vous ! mais il n’y a pas moyen de rire quand on souffre tant de votre absence.

Je crois comme vous, madame, que la scène française expire aux pieds de l’Opéra-Comique ; il n’y a que les femmes qui la soutiennent, comme il n’y a qu’elles qui fassent les agréments de la société. Les hommes sont pitoyables au théâtre, et je ne sais s’ils valent beaucoup mieux ailleurs.

Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire et de vous remercier de ma main ; je deviens toujours aveugle avec les neiges ; je crois que je suis le premier qui ait éprouvé un aveuglement périodique. Il n’en est pas de même de mes sentiments : mon estime et mon tendre respect pour vous ne souffrent jamais d’altération.

  1. C’était le nom que Voltaire voulait donner à l’auteur du Dictionnaire philosophique portatif ; voyez lettres 5777 et 5779.