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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5849

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 402-404).

5849. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 19 décembre.

Remontre très-humblement François de V. l’aveugle à son héros :

1° Que son héros n’a pas autant de mémoire que d’imagination et de grâces ; qu’il daigna mander le 1er de septembre à son vieux courtisan : « Vous êtes et serez toujours le maître des rôles de toutes vos pièces : c’est un droit qui vous serait moins disputé qu’à personne, et une loi où l’on obéira en vous battant des mains ; je le veux absolument. »

Voilà les propres paroles de monseigneur le maréchal ;

2° Que ces propres paroles étaient en réponse d’un placet présenté par l’aveugle[1], dans lequel ledit aveugle avait supplié son héros de lui permettre de faire une nouvelle distribution de ces rôles ;

3° Que ledit suppliant a été, depuis environ quarante ans en çà, berné par son dit héros, lequel lui a donné force ridicules le plus gaiement du monde ;

4° Que ledit pauvre diable ne mérite point du tout le ridicule d’être accusé d’avoir entrepris quelque chose de sa tête dans cette importante affaire, et qu’il n’a rien fait, rien écrit, que muni de la permission expresse de son héros, et de son ordre positif, qu’il garde soigneusement ;

5° Qu’il écrivit en conséquence au grasseyeur Grandval[2] ; qu’il instruisit ledit grasseyeur de la permission de monseigneur le maréchal, et que, partant, il est clair que le berné n’a manqué à aucun de ses devoirs envers son héros le berneur ;

6° Qu’il n’a consulté en aucune manière Parme et Plaisance[3] sur les acteurs et actrices du tripot de Paris ; mais que, sur le rapport de plusieurs farceurs, grands connaisseurs, barbouilleurs de papier, et autres grands personnages, il a distribué ses rôles, selon toute justice, selon le bon plaisir de monseigneur le maréchal et des autres gentilshommes de la chambre ; ce qu’il a expressément recommandé dans toutes ses lettres aux connaisseurs représentant le parterre ;

7° Qu’il n’a envoyé au grasseyeur ses dernières dispositions sous une enveloppe parmesane que pour éviter les frais de la poste au grasseyeur, et pour faire parvenir la lettre plus sûrement, une première ayant été perdue.

Ces sept raisons péremptoires étant clairement exposées, le suppliant espère en la miséricorde de son héros et en ses plaisanteries.

Il supplie son héros d’examiner la chose un moment de sang-froid, sans humeur et sans bons mots, et de lui rendre justice.

Il y a plus de quinze jours que j’ai écrit pour faire venir quatre exemplaires de ce cher Julien l’apostat[4], pour vous en faire parvenir un par la voie que vous m’avez ordonnée.

Vous croyez bien que j’ai reçu de mon mieux l’ambassadeur de Mme d’Egmont. Je vois que votre voyage dans mon pays des neiges est assez éloigné encore ; mais si jamais Mme d’Egmont veut passer le mont Cenis et aller à Naples, je me ferai prêtre pour l’accompagner en qualité de son aumônier Poussatin[5].

Je suis honteux de mourir sans avoir vu le tombeau de Virgile, la ville souterraine, Saint-Pierre de Rome, et les facéties papales.

Je me mets aux pieds de mon héros avec une extrême colère, un profond respect, et un attachement sans bornes.

    tome V du Lycée français, page 39, a été réimprimée, en 1822, dans le Journal anecdotique et feuille d’affiches de la ville de Castelnaudary, 2e semestre, n° 9, du 10 avril ; et en 1827, à la page 114 du Voyage à Saint-Léger, par Aug. de Labouisse. (B.)

  1. Ce placet ou billet manque.
  2. Cette lettre manque.
  3. C’est-à-dire le comte d’Argental, qui était ministre plénipotentiaire de la cour de Parme en France.
  4. La Défense du paganisme par l’empereur Julien traduiy par le marquis d’Argens) ; voyez tome XXV, page 178.
  5. Personnage des Mémoires de Grammont.