Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5875

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5875. — À MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
9 janvier.

Madame, l’honneur que j’ai eu de vous faire ma cour plusieurs années, vos bontés, mon respectueux attachement, me mettent en droit d’attendre de vous autant de justice que vous accordez de protection à M. Rousseau de Genève.

Il publie un livre[1] qui jette un peu de trouble dans sa patrie ; mais qui croirait que dans ce livre il excite le conseil de Genève contre moi ? Il se plaint que ce conseil condamne ses ouvrages et ne condamne pas les miens, comme si ce conseil de Genève était mon juge. Il me dénonce publiquement, ainsi qu’un accusé en défère un autre. Il dit que je suis l’auteur d’un libelle intitulé Sermon des Cinquante, libelle le plus violent qu’on ait jamais fait contre la religion chrétienne, libelle imprimé, depuis plus de quinze ans[2], à la suite de l’Homme machine, de La Mettrie.

Est-il possible, madame, qu’un homme qui se vante de votre protection joue ainsi le rôle de délateur et de calomniateur ? Il n’est point d’excuses, sans doute, pour une action si coupable et si lâche ; mais quelle peut en être la cause ? La voici, madame :

Il y a cinq ans que quelques Genevois venaient chez moi représenter des pièces de théâtre ; c’est un exercice qui apprend à la fois à bien parler et à bien prononcer, et qui donne même de la grâce au corps comme à l’esprit. La déclamation est au rang des beaux-arts. M. d’Alembert alors fit imprimer dans le Dictionnaire encyclopédique un article sur Genève, dans lequel il conseillait à cette ville opulente d’établir chez elle des spectacles. Plusieurs citoyens se récrièrent contre cette idée ; on disputa, la ville se partagea. M. Rousseau, qui venait de donner un opéra et des comédies à Paris, écrivit de Montmorency contre les spectacles.

Je fus bien surpris de recevoir alors une lettre de lui conçue en ces termes[3] : « Monsieur, je ne vous aime point ; vous corrompez ma république, en donnant chez vous des spectacles : est-ce là le prix de l’asile qu’elle vous a donné ? »

Plusieurs personnes virent cette lettre singulière ; elle l’était trop pour que j’y répondisse ; je me contentai de le plaindre, et même en dernier lieu, quand il fut obligé de quitter la France, je lui fis offrir pour asile cette même campagne qu’il me reprochait d’avoir choisie près de Genève. Le même esprit qui l’avait porté, madame, à m’écrire une lettre si outrageante l’avait brouillé en ce temps-là avec le célèbre médecin M. Tronchin, comme avec les autres personnes qui avaient eu quelques liaisons avec lui.

Il crut qu’ayant offensé M. Tronchin et moi nous devions le haïr ; c’est en quoi il se trompait beaucoup. Je pris publiquement son parti quand il fut condamné à Genève ; je dis hautement qu’en jugeant son roman l’Émile, on ne faisait pas assez d’attention que les discours du Vicaire savoyard, regardés comme si coupables, n’étaient que des doutes auxquels ce prêtre même répondait par une résignation qui devait désarmer ses adversaires ; je dis que les objections de l’abbé Houteville contre la religion chrétienne sont beaucoup plus fortes, et ses réponses beaucoup plus faibles ; enfin je pris la défense de M. Rousseau. Cependant. M. Rousseau vous dit[4], madame, et fit même imprimer[5], que M. Tronchin et moi nous étions ses persécuteurs. Quels persécuteurs qu’un malade de soixante et onze ans, persécuté lui-même jusque dans sa retraite, et un médecin consulté par l’Europe entière, uniquement occupé de soulager les maux des hommes, et qui certainement n’a pas le temps de se mêler dans leurs misérables querelles !

Il y a plus de dix ans que je suis retiré à la campagne auprès de Genève, sans être entré quatre fois dans cette ville ; j’ai toujours ignoré ce qui se passe dans cette république ; je n’ai jamais parlé de M. Rousseau que pour le plaindre. Je fus très-fâché que M. le marquis de Ximenès l’eût tourné en ridicule[6]. J’ai été outragé par lui sans lui jamais répondre ; et aujourd’hui il me dénonce juridiquement, il me calomnie dans le temps même que je prends publiquement son parti. Je suis bien sûr que vous condamnez un tel procédé, et qu’il ne s’en serait pas rendu coupable s’il avait voulu mériter votre protection. Je finis, madame, par vous demander pardon de vous importuner de mes plaintes ; mais voyez si elles sont justes, et daignez juger entre la conduite de M. Rousseau et la mienne.

Agréez le profond respect et l’attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, madame, etc.

Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main, étant presque entièrement aveugle.

  1. Lettres écrites de la montagne ; voyez la lettre 5853.
  2. Ceci est une supposition ; il existe, il est vrai, une édition du Sermon des Cinquante sous le millésime 1749, mais que je crois de 1762.
  3. Voyez les termes mêmes de J.-J. Rousseau, dans sa lettre du 17 juin 1760, tome XL, page 423.
  4. Lettre de J.-J. Rousseau à Mme de Luxembourg, du 21 juillet 1762.
  5. Lettre de J.-J. Rousseau à ***, du 28 mai 1764.
  6. C’est sous le nom de Ximenès que Voltaire donna les Lettres sur la Nouvelle Héloïse ; voyez tome XXIV, pages 165 et suiv.