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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5888

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 442-443).

5888. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 21 janvier.

Mon héros, si vous prenez goût à l’empereur Julien, j’aurai l’honneur de vous envoyer quelque infamie de cette espèce pour éprouver votre foi et pour l’affermir.

Je suis dans mon lit depuis un mois, fort peu instruit de ce qui se passe dans ce monde-ci et dans l’autre. La faiblesse du corps diminue toutes les passions de l’âme. Je ne me sens aucun zèle pour le tripot de la Comédie française. Je sens que, si j’étais jeune, j’aurais beaucoup de goût pour celui de l’Opéra-Comique. On y danse, on y chante, on y dit des ordures. Tous les contes de La Fontaine y sont mis sur la scène, et on m’assure qu’on y jouera incessamment le Portier des Chartreux, mis en vers par l’abbé Grizel.

Vous croyez bien, monseigneur le maréchal, que je ne serai pas assez imbécile pour disputer contre vous sur la tracasserie concernant les dignités de la troupe du faubourg Saint-Germain. Si j’étais un malavisé et un opiniâtre, je vous dirais que votre lettre du 17 de septembre, qui me donnait toute permission, était une réponse à mes requêtes ; je vous dirais que ces requêtes étaient fondées sur des représentations du tripot même, et je vous jurerais que Parme et Plaisance[1] n’y avaient aucune part. Mais Dieu me garde d’oser disputer avec vous ! vous auriez trop d’avantage, non-seulement comme mon héros et comme mon premier gentilhomme de la chambre, mais comme un homme sain, frais, gaillard, et dispos, vis-à-vis d’un vieux quinze-vingt malade, qui radote dans son lit au pied des Alpes.

Le chevalier de Boufflers est une des singulières créatures qui soient au monde. Il peint en pastel fort joliment. Tantôt il monte à cheval tout seul à cinq heures du matin, et s’en va peindre des femmes à Lausanne ; il exploite ses modèles[2] ; de là il court en faire autant à Genève, et de là il revient chez moi se reposer des fatigues qu’il a essuyées avec des huguenotes.

J’aurai l’honneur de vous dire que je suis si dégoûté des tripots que je me suis défait du mien. J’ai démoli mon théâtre, j’en fais des chambres à coucher et à repasser le linge. Je me suis trouvé si vieux que je renonce aux vanités du monde. Il ne me manque plus que de me faire dévot pour mourir avec toutes les bienséances possibles. J’ai chez moi, comme vous savez, je pense, un jésuite[3] à qui on a ôté ses pouvoirs dès qu’on a su qu’il était dans mon profane taudis. Son évêque savoyard[4] est un homme bien malavisé, car il risque de me faire mourir sans confession, malheur dont je ne me consolerais jamais. En attendant, je me prosterne devant vous.

  1. Le comte d’Argental, qui était ministre plénipotentiaire de Parme auprès de la cour de France.
  2. Expressions de l’épigramme de J.-B. Rousseau, intitulée Remède contre la chair, et qui commence par

    Un Guillaumet mâtinait à confesse
    Un sectateur de l’art du Titien.

  3. Le Père Adam.
  4. Biord, évêque d’Annecy.