Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5895

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 447-448).

5895. — À M. LE MARQUIS DE FRAIGNE[1].
Ferney, 25 janvier.

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Nous avons, dans ce moment-ci, une petite esquisse à Genève de ce qu’on nomme liberté, qui me fait aimer passionnément mes chaînes. La république est dans une combustion violente. Le peuple, qui se croit le souverain, veut culbuter le pauvre petit gouvernement, qui assurément mérite à peine ce nom. Cela fait, de Ferney, un spectacle assez agréable. Ce qui le rend plus piquant, c’est de comparer la différente façon de penser des hommes, et les motifs qui les font agir : souvent ces motifs ne font pas honneur à l’humanité. Le peuple veut une démocratie décidée ; le parti qui s’y oppose n’est point uni, parce que l’envie est le vice dominant de cette petite ruche, où l’on distille du fiel au lieu de miel. Cette querelle n’est pas prête à finir, la démocratie ne pouvant subsister quand les fortunes sont trop inégales. Ainsi je prédis que la niche bourdonnera jusqu’à ce qu’on vienne manger le miel.

C’est Rousseau qui a fait tout ce tapage. Il troue plaisant, du haut de sa montagne[2], de bouleverser une ville, comme la trompette du Seigneur qui renversa les murs de Jéricho[3]

  1. Cette adresse est celle que donne à cette lettre la Correspondance de Grimm (15 mars). Dans les Lettres curieuses et intéressantes de M. de Voltaire et de plusieurs autres personnes (Dublin, 1781, in-8o), on dit que c’est un fragment d’une lettre au duc de Choiseul. La version du volume de 1781 est terminée par cet alinéa :

    « Ma réponse aurait suivi votre lettre de plus près, si je n’avais pas attendu que je pusse vous envoyer tous les écrits qui ont animé cette petite république, qui veut aussi être quelque chose. Je souhaite que vous soyez meilleur prophète que moi. Je suis, avec toute la reconnaissance et le respect, monseigneur, etc. »

  2. Par ses Lettres écrites de la montagne : voyez la lettre 5853.
  3. Josué, chap. vi, 20.