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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5912

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 458-459).

5912. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
10 février.

Mon divin ange, je ne vous croyais pas si ange de ténèbres que le dit cet abominable fou de Vergy[1]. Je me souviens bien que Rochemore[2] vous appelait furie, mais c’était par antiphrase, comme disent les doctes. Je ne crois pas que ce Vergy trouve beaucoup de partisans, ni même de lecteurs. Je ne crois pas qu’il y ait un plus ennuyeux coquin. N’est-ce pas un parent de Fréron ? Dites-moi, je vous prie, si on joue quelquefois l’Ecossaise ; j’ai peur qu’elle ne soit au rang des pièces que le tyran du tripot empêche de jouer, par sa belle disposition des rôles. Je lui ai écrit en dernier lieu[3], je lui écrirai encore. J’ai peur qu’une grande actrice[4], dont on ma envoyé la médaille, ne soit pas absolument dans vos intérêts. Je reconnais votre cœur au combat qu’il éprouve entre la reconnaissance et la tyrannie tripotière. Je suis à peu près dans le même cas que vous ; mais, étant plus vieux, je suis un peu plus indifférent. Me voici dans un moment d’apathie, même pour les roués. Avertissez-moi, je vous prie, mon cher ange, quand vous aurez quelque bon acteur ; cela me ressuscitera peut-être.

Vous m’avez fait espérer que mon petit prêtre apostat Moultou, qui est un des plus aimables hommes du monde, serait nommé dans le passe-port. J’attends cette petite faveur avec un peu de douleur, car je serais très-fâché qu’il nous quittât. Il aime la comédie à la fureur ; je ne suis pas de même. Il y a des prêtres qui se dégoûtent de dire la messe : je ne suis pas moins dégoûté des Délices ; les tracasseries de Genève me sont insipides ; et, m’étant aperçu que je n’ai qu’un corps, j’ai conclu qu’il ne me fallait pas deux maisons : c’est bien assez d’une. Il y a des gens qui n’en ont point du tout, et qui valent mieux que moi.

Tout Ferney s’intéresse bien fort à la toux de Mme d’Argental. Les deux anges ont ici des autels.

  1. Pierre-Henri Treyssac de Vergy, avocat au parlement de Bordeaux, alors à Londres, avait publié une (seconde) Lettre à monseigneur le duc de Choiseul, ministre secrétaire d’État en France ; Liège (ou Londres), 1764, in-4o de trente pages, ayant pour épigraphe ce vers d’Horace :

    Solventur risu tabulæ, tu missus abibis.

    Il y parle (pages 4-6) de d’Argental en termes peu flatteurs. Une première Lettre à monseigneur le duc de Choiseul n’a que quatre pages. (B.)

  2. Voyez la note 2, tome XXXIII, page 410.
  3. Vovez la lettre 5896.
  4. Mlle Clairon.