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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6058

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 16-18).

6058. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ferney, 6 juillet.

Voici, mes divins anges, ce qui est advenu : votre paquet, adressé à M. Camp, et contre-signé Chauvelin, arriva en son temps à Lyon, à l’adresse de M. Camp. Les fermiers généraux des postes l’avaient contre-signé à Paris d’une autre façon, en mettant ou gros caractères : Paquet suspect. M. Camp est toujours malade ; M. Tronchin, qui est toujours à Lyon, fut étonné du suspect : il ouvrit le paquet. Les directeurs des postes disputèrent ; ils exigèrent, je crois, un louis. Enfin le paquet qui portait une sous-enveloppe, à Wagnière, chez Souchai, à Genève, ne m’a été rendu qu’aujourd’hui.

La même chose m’était arrivée à peu près au sujet d’un très-petit paquet, aussi contre-signé Chauvelin, que vous m’aviez adressé il y a environ trois semaines.

Ainsi vous voyez que les Français préfèrent le port aux conseillers d’État intendants des finances. Je pense donc que, n’ayant jamais à m’envoyer que des paquets honnêtes, le meilleur parti est de les mettre avec les dépêches pour le résident de Genève, et, quand vous ne me donnerez vos ordres que dans une simple lettre, de l’adresser uniquement par la poste à Wagnière, chez Souchai, sans autre enveloppe.

Lekain est sombre, et moi aussi : je lui conseille de venir chez moi en Suisse pour s’égayer. Mlle Clairon viendra à Ferney ; j’y passerai quelques jours pour elle[1]. Ferney n’est point à moi, comme vous savez : il est à ma nièce Denis. J’ai le malheur de n’avoir rien du tout en France ; mais je vous remercie pour Mme Denis, vous et M. le duc de Praslin, comme si c’était pour moi-même ; et jamais ses hontes et les vôtres ne sortiront de mon cœur.

Je crois qu’il sera convenable que j’écrive à M. de Calonne. Je regarde sa commission de rapporteur comme un de vos bienfaits.

Je viens de vous dire, mes anges, que si Lekain fait bien, il viendra dans ma Suisse ; mais je le prierai de faire mieux, et de rester au théâtre.

On est donc revenu sur les six pendus[2] ? Je suis très-aise pour l’auteur que l’illusion l’ait si bien et si longtemps servi. Le ridicule n’est que de l’enthousiasme qui a pris pour une chose honorable à la nation l’époque honteuse de trois batailles perdues coup sur coup, et d’une province subjuguée. Vous apprêtez trop à rire aux Anglais, et j’en suis lâché.

Comme je ne reçois le manuscrit du petit prêtre[3] qu’aujourd’hui, vous ne pourrez recevoir la nouvelle leçon que dans quinze jours. Il est bon d’ailleurs d’accorder du temps au zèle de ce jeune homme. Il dit que la scène des deux tyrans ne fera jamais un bon effet, parce qu’une conférence entre deux méchants hommes n’intéresse point ; mais elle peut attacher par la grandeur de l’objet et par la vérité des idées, surtout si elle est bien dialoguée et bien écrite. Selon lui, c’est la scène de Julie[4] errante dans les rochers de cette île triumvirale qui doit intéresser ; mais il faut des actrices.

  1. Les deux premières phrases de cet alinéa se retrouvaient dans une lettre à d’Argental, classée à décembre 1765.
  2. Les héros du Siége de Calais, tragédie de de Belloy, sont six bourgeois qu’Édouard III veut faire pendre.
  3. Auteur supposé du Triumvirat. Cet alinéa était aussi reproduit dans les premières impressions de la lettre à d’Argental de décembre 1765.
  4. Acte II, du triumvirat ; voyez tome VI page 202.