Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6064

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 24-25).

6064. — À M. THIERIOT.
12 juillet.

Mon cher et ancien ami, vous êtes en amitié pire que les mauvais chrétiens ne sont dans leurs dévotions ; ils les font une fois l’an, et vous n’écrivez qu’une fois en deux ans. Si c’est votre asthme qui vous a rendu si paresseux, j’en suis encore plus fâché que si l’indifférence seule en avait été cause : car quoique je fusse très-sensible à votre oubli, je le suis encore davantage à vos maux. Je croyais que vous étiez guéri pour avoir vu Tronchin. Tâchez de n’avoir plus besoin de médecins ; on vit et on meurt très-bien sans eux. Il y a bientôt trois ans que je n’ai parlé de ma santé au grand docteur ; elle est détestable, mais je sais souffrir. Un homme qui a été' malade toute sa vie est trop heureux, à mon âge, d’exister. J’espère que je verrai bientôt l’aimable et vrai philosophe dont les amiygdales vont si mal[1] : c’est une des plus glandes consolations que je puisse recevoir dans ma vie languissante.

Je ne peux guère consulter actuellement l’Esprit des lois ; j’ai le malheur de bâtir, je suis obligé de transporter toute ma bibliothèque. Vous voulez parler apparemment de la police municipale, qui paraît si favorisée dans le nouvel édit que M. de Laverdy a fait rendre. Tout le système de M. le marquis d’Argenson roule entièrement sur cete idée. On ne connaissait pas le mérite de M. d’Argenson, qui était un excellent citoyen. Un édit conforme aux opinions de ces deux hommes d’État ne peut manquer d’être bien accueilli. Il me semble que les provinces en sont extrêmement contentes. Il n’en est pas ainsi du petit libelle[2] contre notre Archimède. Le peu d’exemplaires qui en sont parvenus à Genève ont été reçus avec la même indignation et le même mépris qu’à Paris. Les temps sont bien changés ; les philosophes d’aujourd’hui écrivent comme Pascal, et les jansénistes comme le Père Garasse.

J’ai chez moi actuellement un jeune homme qui promet beaucoup, c’est M. de La Harpe, auteur de Warwick. Je souhaiterais bien qu’il eût autant de fortune que de talents. Il aura de très-grands obstacles à surmonter, c’est le sort de tous les gens de lettres.

Adieu ; quand vous vous porterez bien, et qu’il y aura quelque ouvrage qui soit digne que vous en parliez, n’oubliez pas votre vieil ami dans sa retraite.

  1. Damilaville.
  2. L’abbé Guidi, l’un des rédacteurs des Nouvelles ecclésiastiques, venait de publier une Lettre à un ami sur un écrit intitulé « Sur la destruction des jésuites en France ».