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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6081

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 39).

6081. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
12 auguste.

Mes chers anges, j’avais pressenti combien vos deux belles âmes seraient affligées de la perte que vous avez faite[1]. Toute notre petite société habitante du pied des Alpes, en partageant votre douleur, a cherché sa consolation dans l’idée que ce malheur ne changerait rien à votre situation ; et nous croyons en avoir l’assurance, quoique vous ne nous en ayez pas éclaircis dans la dernière lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire.

Mlle Clairon va jouer, à basse note, Aménaïde et Électre[2] sur mon petit théâtre de Ferney, qu’on a rétabli comme vous le vouliez. C’est contre les ordres exprès de Tronchin, qui ne répond pas de sa vie si elle fait des efforts, et qui veut absolument qu’elle renonce à jouer la tragédie. Aussi a-t-elle été obligée de lui promettre qu’elle ne remonterait plus sur le théâtre de Paris, qui exige des éclats de voix et une action véhémente qui la feraient infailliblement succomber.

Pour moi, qui suis encore plus malade qu’elle, je retourne me mettre entre les mains de Tronchin à Genève. Il est juste que je meure dans une terre étrangère, pour prix de cinquante années de travaux, et que Fréron jouisse à Paris de toute sa gloire.

Je vous supplie encore une fois, au nom de l’amitié dont vous m’avez toujours honoré, de me mander si vous croyez que les calomnies dont j’ai toujours été la victime ont fait une assez forte impression pour que je doive prendre le parti d’aller vivre dans un petit bien que j’ai vers la Suisse, ou plutôt pour y aller mourir. Je suis tout prêt, et je mourrai en vous aimant.

  1. La mort du duc de Parme ; voyez lettre 6074.
  2. Personnages dans Tancréde et dans Oreste.