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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6132

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 82-83).

6132. — À M. Le COMTE D’ARGENTAL.
11 octobre.

J’ignore si l’un de mes anges est à Fontainebleau. Je ne sais ni quand ni comment je pourrai renvoyer à Lekain son Adélaïde, avec un bout de préface ; tout est prêt, les roués le sont aussi : mais faisons une réflexion. Les roués finissent à peu près comme Adélaïde. On cède au cinquième acte sa maîtresse à son rival. Ne pensez-vous pas qu’il faut mettre un intervalle entre les publications de ces deux pièces ? N’est-il pas convenable que l’on reprenne Adélaïde au retour de Fontainebleau une ou deux fois, pour favoriser le débit de l’édition au profil de Lekain ? S’il entend ses intérêts, il fera vendre l’ouvrage à la Comédie même, le jour de la dernière représentation ; et, s’il veut me faire plaisir, il ne demandera point de privilège, parce que ces inutiles pancartes ne servent qu’à faire naître des querelles entre ceux qui sont en possession d’imprimer mes sottises.

La nouvelle qu’on me donne pour sûre est-elle vrai ? On m’assure que M. le duc de Praslin veut se retirer après le voyage de Fontainebleau. Je conçois bien qu’un homme aussi sage que lui préfère une vie douce, avec ses amis, au tracas fatigant des affaires ; mais il me semble qu’il est encore trop jeune pour désirer ce repos, qui doit être la récompense d’un long travail. Je serais très-fâché qu’il prît ce parti, à moins que sa santé ne l’y force.

Je vous demande en grâce de me dire si cette nouvelle est aussi bien fondée qu’on le dit. Je présume que Tronchin viendra bientôt à Paris prendre soin de la santé de M. le duc d’Orléans, qui ne paraît pas avoir besoin de médecin. Que deviendrai-je, moi chétif, quand je ne serai plus dans le voisinage de Tronchin ? On dit que je n’en ai pas pour six mois.

Voici choses d’une autre espèce. Je crois vous avoir déjà mandé[1] que l’impératrice de toutes les Russies, souveraine de deux mille lieues de pays et de trois cent mille automates armés, qui ont battu les Prussiens batteurs des Autrichiens, etc., que ladite impératrice daignait faire venir quelques femmes de Genève pour montrer à lire et à coudre à de jeunes filles de Pétersbourg ; que le conseil de Genève a été assez fou et assez tyrannique pour empêcher des citoyennes libres d’aller où il leur plaît ; et enfin assez insolent pour faire sortir de la ville un seigneur envoyé par cette souveraine.

M. le comte de Schouvalow, qui était chez moi, m’avait recommandé ces demoiselles. Je ne balance pas assurément entre Catherine II et les vingt-cinq perruques de Genève.

Cette aventure m’a été fort sensible, elle m’a engagé à faire venir chez moi des citoyens parents de ces voyageuses affligées. Ils m’ont prouvé que le conseil agit en plus d’une occasion contre toutes les lois, et qu’il est bien loin de mériter (comme je l’ai cru longtemps) la protection du ministère de France. Il y a dans ce conseil trois ou quatre coquins, c’est-à-dire trois ou quatre dévots fanatiques, qui ne sont bons qu’à jeter dans le lac.

Mes anges, traitez les fanatiques comme le diable le fut par saint Michel.

  1. Lettre 6118.