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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6143

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 94-95).

6143. — À M. LE PRINCE DE GALLITZIN.
Octobre.

Monsieur, j’ai trop d’obligations à Sa Majesté impériale, je lui suis trop respectueusement attaché pour ne l’avoir pas servie, autant qu’il a dépendu de moi, dans le dessein qu’elle a eu de faire venir dans son empire quelques femmes de Genève et du pays de Vaud[1], pour enseigner la langue française à des jeunes filles de qualité à Moscou et à Pétersbourg. C’est d’ailleurs un si grand honneur pour notre langue que j’aurais secondé cette entreprise, quand même la reconnaissance ne m’en aurait pas imposé le devoir.

M. le comte de Schouvalow a déjà rendu compte à Votre Excellence de toute cette affaire, et de la manière dont le petit conseil de Genève a fait sortir de la ville M. le comte de Bulau, chargé des ordres de l’impératrice. Je peux assurer à Votre Excellence que jamais il n’a été défendu à aucun Genevois ni à aucune Genevoise d’aller s’établir où bon leur semble. Ce droit naturel est une partie essentielle des droits de cette petite nation, dont le gouvernement est démocratique. Il est vrai qu’elle ne prétend pas qu’on fasse des recrues chez elle, et M. le duc de Choiseul même a eu la bonté de souffrir que les capitaines genevois au service de France ne fissent point de recrues à Genève, quoiqu’il fût très en droit de l’exiger ; mais il y a une grande différence entre battre la caisse pour enrôler des soldats, et accepter les conditions que demandent des femmes, maîtresses d’elles-mêmes, pour aller enseigner la jeunesse.

Le petit-conseil de Genève semble, je l’avoue, ne s’être conduit ni avec raison, ni avec justice, ni avec le profond respect que doivent les bourgeois de Genève à votre auguste impératrice ; mais Votre Excellence sait bien que, dans les compagnies, ce ne sont pas toujours les plus vertueux et les plus sensés qui prédominent. Il y a quelques magistrats que l’esprit de parti a rendus ridiculement ennemis de la France et de la Russie, et qui faisaient des feux de joie à leurs maisons de campagne lorsque nos armes avaient été malheureuses dans le cours de la dernière guerre.

Ce sont ces conseillers de ville qui ont forcé les autres à faire à M. de Bulau l’affront intolérable dont M. le comte de Schouvalow se plaint si justement. Je ne me mêle en aucune manière des continuelles tracasseries qui divisent cette petite ville ; et, sans avoir la moindre discussion avec personne, je me suis borné, dans cet éclat, à témoigner à M. le comte de Schouvalow et à d’autres mon respect, ma reconnaissance, et mon attachement pour Sa Majesté l’impératrice. Ces sentiments, gravés dans mon cœur, seront toujours la règle de ma conduite. C’est ce que j’ai écrit en dernier lieu à un ami de M. le duc de Praslin, et c’est une protestation que je renouvelle entre vos mains.

J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

  1. Voyez les lettres 6118 et 6113.