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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6148

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 102-103).

6148. — À MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
7 novembre.

Ma chère nièce, voici un gros paquet que Mme la duchesse d’Enville a bien voulu vous faire parvenir[1]. Vous y trouverez d’abord une lettre de M. le comte de Schouvalow pour M. de Florian, et un paquet pour Mme du Deffant, que je vous supplie de lui faire tenir comme vous pourrez, et le plus tôt que vous pourrez.

Je ne sais pas trop quand vous recevrez tout cela, car nous sommes inondés ; les ponts sont emportés, les coches de Lyon se noient dans la rivière d’Inn ; nous voilà séparés du reste du monde, mais je m’aperçois seulement que je suis séparé de vous. Vous m’aviez accoutumé à une vie fort douce.

On ne sait point encore quand M. Tronchin ira s’établir à Paris ; il semble qu’il redoute d’y être consulté sur la maladie de monsieur le dauphin. Les nouvelles de cette maladie varient tous les jours ; mais je m’imagine toujours que le péril n’est pas pressant, puisque les spectacles continuent à Fontainebleau.

Je n’ai point vu Mlle Clairon sur la liste des plaisirs ; il semble qu’on ait voulu lui faire croire qu’on pouvait se passer d’elle. Vous allez avoir, à la Saint-Martin, l’opéra-comique, le parlement et le clergé. Tout cela sera fort amusant ; mais si vous êtes un peu philosophe, vous vous plairez davantage à la conversation de MM. Diderot et Damilaville.

Je ne sais si vous savez que Jean-Jacques Rousseau a été lapidé[2] comme saint Étienne, par des prêtres et des petits garçons de Motiers-Travers, Il me semble qu’on en parlait déjà quand tous étiez dans l’enceinte de nos montagnes ; mais le bruit de ce martyre n’était pas encore confirmé. Heureusement les pierres n’ont pas porté sur lui. Il s’est enfui comme les apôtres, et a secoué la poussière de ses pieds[3].

Nous verrons si le clergé de France fera lapider les parlements. Il me semble que celui de Paris a perdu son procès au sujet des nonnes de Saint-Cloud. Cela est bien juste ; l’archevêque est duc de Saint-Cloud, et il faut que le charbonnier soit maître chez lui, surtout quand il a la foi du charbonnier.

Je vous prie, quand il y aura quelque chose de nouveau, de donner au grand écuyer de Cyrus la charge de votre secrétaire des commandements. Vous ferez une bonne action, dont je vous saurai beaucoup de gré, si vous donnez à dîner à M. de Beaumont, non pas à Beaumont l’archevêque, mais à Beaumont le philosophe, le protecteur de l’innocence, et le défenseur des Calas et des Sirven. L’affaire des Sirven me tient au cœur ; elle n’aura pas l’éclat de celle des Calas : il n’y a eu malheureusement personne de roué ; ainsi nous avons besoin que Beaumont répare par son éloquence ce qui manque à la catastrophe. Il faut qu’il fasse un mémoire excellent. Je voudrais bien le voir avant qu’il fût imprimé, et je voudrais surtout que les avocats se défissent un peu du style des avocats.

Adieu, ma chère nièce ; vous devez recevoir ou avoir reçu une lettre de votre sœur. Nous faisons mille compliments à tout ce qui vous entoure, mari, fils, et frère, et nous vous souhaitons autant de plaisir qu’on en peut goûter quand on est détrompé des illusions de Paris.

  1. Cette lettre avait été remise à Mme la duchesse d’Enville, dont le départ fut retardé de jour en jour ; voyez lettre 6138.
  2. Le 1er septembre, et dans la nuit du 5 au 6 septembre.
  3. Matthieu, x, 14.