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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6177

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 131-132).

6177. — À M. SAURIN.
4 décembre.

Je soupçonne, monsieur, qu’il en est à peu près aujourd’hui comme de mon temps. Il y avait tout au plus aux premières représentations une centaine de gens raisonnables ; c’est pour ceux-là que vous avez écrit. Votre pièce est remplie de traits qui valent mieux à mon gré que bien des pièces nouvelles qui ont eu de grands succès. On y voit à tout moment l’empreinte d’un esprit supérieur, et vous ne ferez jamais rien qui ne vous fasse beaucoup d’honneur auprès des sages.

Il me paraît que madame votre femme est de ce nombre, puisqu’elle sent votre mérite et qu’elle vous rend heureux ; c’est une preuve qu’elle l’est aussi. Je vous en fais à tous deux mes très-tendres compliments.

Quant aux Anglais, je ne peux vous savoir mauvais gré de vous être un peu moqué de Gilles Shakespeare[1]. C’était un sauvage qui avait de l’imagination. Il a fait beaucoup de vers heureux, mais ses pièces ne peuvent plaire qu’à Londres et au Canada. Ce n’est pas bon signe pour le goût d’une nation, quand ce qu’elle admire ne réussit que chez elle.

Rendez toujours service, mon cher confrère, à la raison humaine. On dit qu’elle a de plats ennemis qui osent lever la tête. C’est un bien sot projet de vouloir aveugler les esprits, quand une fois ils ont connu la lumière.

Conservez-moi votre amitié ; elle me fera oublier les sots dont votre grande ville est encore remplie.

  1. Dans la préface de son Orpheline léguée, Saurin parlait des monstrueuses absurdités des pièces de Shakespeare.