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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6211

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 162-164).

6211. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.

Mon cher ange, il y a plus d’un d’Éon et plus d’un Vergy : lisez et jugez[1]. Voyez s’il n’est pas de l’intérêt du ministère et du bien public d’imposer silence à ces malheureux, qui vivent de calomnies, et qui osent se dire gens de lettres. Je m’en rapporte à la bonté, à la prudence, et au zèle éclairé de M. le duc de Praslin.

Dites-moi donc comment vous vous portez, mes divins anges. Votre thermomètre est-il à dix degrés au-dessous de la glace, comme le nôtre ? Je perds les yeux, les oreilles, la poitrine, les pieds, les mains et la tête ; mais il me reste toujours un cœur fait pour vous adorer.

Au nom de Dieu, quand le doux temps viendra, comme dit Pluche, venez avec lui pour être le médiateur de Genève. Vous savez que cette fourmilière importune le roi, et demande un ministre qui règle le pas des fourmis. Tout cela, en vérité, est le comble du ridicule. Il y a deux mois que ces pauvres gens pouvaient s’accorder très-aisément ; deux ou trois sottises, à la tête desquelles est l’orgueil, les ont brouillés plus que jamais. Il serait difficile de dire bien précisément pourquoi : et je crois que les médiateurs seraient bien étonnés qu’on les eut fait venir pour de semblables bagatelles. Mais enfin venez, vous qui êtes le plus aimable et le plus concillant de tous les hommes, comme le plus juste. Que cette aventure me produise le bonbeur de ma vie ; vous verrez madame votre tante[2] en chemin, et cette visite ne sera peut-être pas inutile.

Quand vous serez à Genève, vous recevrez vos paquets de Parme plus tôt qu’à Paris. Vous ferez aussi bien les affaires avec M. le duc de Praslin par lettres que de bouche. Vous êtes, d’ailleurs, déjà au fait des tracasseries genevoises ; enfin, je ne vois point d’homme plus propre que vous pour ce ministère. Je suis convaincu qu’il ne tient qu’à vous d’être nommé[3] ; et, si vous ne l’êtes pas, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Berne et Zurich enverront des magistrats ; il faut que la France en fasse autant.

J’ajoute à toutes ces raisons un point bien important, c’est qu’on aura la comédie à Genève pendant la médiation, pour préparer les esprits à la concorde et à la gaieté. Enfin voilà probablement la seule occasion que j’aurai d’embrasser mon ange avant ma mort.

Voici une lettre[4] d’un mauvais plaisant de Neuchâtel, que je vous envoie pour vous tenir en joie. On m’assure dans le moment que le roi de Prusse est très-malade ; cela pourrait bien être ; il m’écrivit, il y a un mois, que je l’enterrerais[5], tout cacochyme et tout vieux que je suis ; mais je n’en crois rien, ni lui non plus.

Je pense que l’affaire des dîmes est accrochée, comme on dit en style de dépêches ; il n’y a pas grand mal. Je suis rempli de la plus tendre et de la plus respectueuse reconnaissance pour toutes les bontés de M. le duc de Praslin, et confus des peines qu’il a daigné prendre. Lorsque j’ai vu que les Genevois n’étaient plus occupés sérieusement que de la prééminence de leurs rues hautes sur leurs rues basses, et qu’ils étaient résolus de fatiguer le ministère de France pour savoir si le conseil des Vingt-cinq a le pouvoir négatif ou non dans tous les cas, j’ai jugé à propos de faire avec mon curé ce que le conseil genevois aurait dû faire avec les citoyens : j’ai fait un très-bon accommodement avec le curé ; il m’a rendu maître de tout, et, Dieu merci, je n’ai plus de procès qu’avec Fréron.

J’étais curieux[6], avec juste raison, de savoir ce que contenait cette vieille demi-page. Le mot d’infâme a toujours signifié le jansénisme, secte dure, cruelle et barbare, plus ennemie de l’autorité royale que le presbytérianisme, et ce n’est pas peu dire, et plus dangereuse encore que les jésuites, ce qui devient incroyable ; mais cependant c’est ce qui est. Si le roi sait mon grimoire, il sait que je n’écris jamais qu’en loyal sujet à des sujets très-loyaux[7].

  1. Il envoyait sans le pamphlet de la France détruite. Du reste, ce premier alinéa nous semble un billet détaché.
  2. Mme de Grolée.
  3. Ce fut Beauteville qui fut nommé.
  4. Lettre sur les miracles. Cet alinéa et le suivant doivent avoir fait partie d’une autre lettre.
  5. C’est à peu près ce que dit le roi de Prusse dans ses lettres des 8 janvier et 25 février 1766. (B.)
  6. Cet alinéa a dû faire partie d’une lettre du mois de mai ou de juin. Voyez les lettres à d’Argental du 22 et du 29 mai. (G. A.)
  7. On retrouvera à l’annéc 1766 d’autres fragments jusqu’à présent imprimés ici. (G. A.)