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Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6269

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 220-222).

6269. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 12 février.

Il est vrai, mes anges gardiens, que M. le duc de Praslin ne pouvait faire un meilleur choix que celui de M. le chevalier de Beauteville ; la convenance y est tout entière. Vous savez que je suis intéressé plus que personne à tous les arrangements qu’on peut faire à Genève. J’ai quelque bien dans cette ville, mes terres sont à ses portes, beaucoup de Genevois sont dans ma censive ; je vous supplie donc d’obtenir de M. le duc de Praslin qu’il ait la bonté de me recommander à monsieur l’ambassadeur.

Quant à l’objet de la médiation, je puis assurer qu’il n’y a qu’un seul point un peu important ; et je crois, avec M. Hennin, que la France en peut tirer un avantage aussi honorable qu’utile. Il s’agit des bornes qu’on doit mettre au droit que les citoyens de Genève réclament de faire assembler le conseil général, soit pour interpréter des lois obscures, soit pour maintenir des lois enfreintes.

Il faut savoir si le petit conseil est en droit de rejeter, quand il lui plaît, toutes les représentations des citoyens sur ces deux objets ; c’est ce qu’on appelle le droit négatif.

Vous pensez que ce droit négatif, étant illimité, serait insoutenable ; qu’il n’y aurait plus de république ; que le petit conseil des Vingt-Cinq se trouverait revêtu d’un pouvoir despotique, que tous les autres corps en seraient jaloux, et qu’il en naîtrait infailliblement des troubles interminables ; mais aussi il serait également dangereux que le peuple eût le droit de faire convoquer le conseil général selon ses caprices.

Il est très-vraisemblable que les médiateurs, éclairés et soutenus par M. le duc de Praslin, fixeront les cas où le conseil général, qui est le véritable souverain de la république, devra s’assembler. J’ose espérer que les médiateurs, étant garants de la paix de Genève, demeureront toujours les juges de la nécessité ou de l’inutilité d’assembler le conseil général. L’ambassadeur de France en Suisse, étant toujours à portée, et devant avoir naturellement une grande influence sur les opinions de Zurich et de Berne, se trouvera le chef perpétuel d’un tribunal suprême qui décidera des petites contestations de Genève.

Il me semble que c’est l’idée de M. Hennin. Lorsque, dans les occasions importantes, la plus nombreuse partie des citoyens qui ont voix délibérative au conseil général demanderont qu’il soit assemblé, le conseil des Vingt-Cinq, joint au conseil des Deux-Cents, sera juge de cette réquisition en premier ressort ; monsieur l’ambassadeur de France, l’envoyé de Berne, et le bourgmestre de Zurich, seront juges en dernier ressort, et ils prononceront sur les mémoires que les deux partis leur enverront.

Si ce règlement a lieu, comme il est très-vraisemblable, Genève sera toujours sous la protection immédiate du roi, sans rien perdre de sa liberté et de son indépendance.

On espère que cette protection pourra s’étendre jusqu’à faciliter aux Genevois les moyens d’acquérir des terres dans le pays de Gex. Plus le roi de Sardaigne les moleste vers la frontière de la Savoie, plus nous profiterions, sur nos frontières, des grâces que Sa Majesté daignerait leur faire. Le pays produirait bientôt au roi le double de ce qu’il produit ; nos terres tripleraient de prix, les droits de mouvance seraient fréquents et considérables ; les Genevois rendraient insensiblement à la France une partie des sommes immenses qu’ils tirent de nous annuellement, et ils seraient sous la main du ministère.

Ce qui empêche jusqu’à présent les Genevois d’acquérir dans notre pays, c’est que non-seulement on les met à la taille, mais on les charge excessivement. M. Hennin et M. Fabry croient qu’il sera très-aisé de lever cet obstacle, en imposant, sur les acquisitions que les Genevois pourront faire, une taxe invariable qui ne les assujettira pas à l’avilissement de la taille, et qui produira davantage au roi.

J’ajoute encore que, par cet arrangement, il sera bien plus aisé d’empêcher la contrebande ; mais cet objet regarde les fermes générales.

Il ne m’appartient pas de faire des propositions ; je me borne à des souhaits. Vous me direz que je suis un peu intéressé à tout cela, et que Ferney deviendrait une terre considérable : je l’avoue ; mais c’est une raison de plus pour que je demande la protection de M. le duc de Praslin, et ce n’est pas une raison pour qu’il me la refuse. Je vous supplie donc instamment, mes divins anges, de lui présenter mes idées, mes requêtes, et mon très-respectueux attachement.

N. B. Je ne sais pourquoi les Genevois disent toujours le roi de France notre allié. Addison prétend que, quand il passa par Monaco, le concierge lui dit : « Louis IV et monseigneur mon maître ont toujours vécu en bonne intelligence, quand la guerre était allumée dans toute l’Europe. »

Je me mets à l’ombre de vos ailes.

    il est à présumer cependant que le gouvernement, sans vouloir prêter son autorité à cette publicité, ferme les yeux là-dessus, et que le tout se fait avec son consentement tacite. »