Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6333

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 282-283).

6333. — DE M. HENNIN[1].
Genève, le 5 mai 1766.

J’ignorais, monsieur, que le mémoire à consulter fût de vous ; jamais vous ne me l’aviez donné pour tel. Autrement, je ne vous en aurais pas parlé, parce que je suis de ma nature on ne peut pas moins envieux de contester, surtout avec les gens que j’aime et respecte. Permettez-moi cependant de vous dire qu’il n’était pas indifférent que l’explication que vous donnez de la souveraineté des bourgeois fût annoncée dans l’article même qui contient leur principal grief, au lieu d’être rejetée dans le corps de l’ouvrage, et cela est si vrai que, quand je lus cet article à quelques représentants, ils se récrièrent qu’aucun d’eux n’avait jamais avanicé rien de pareil, et qu’ils le désavoueraient comme pouvant faire tort à leur cause. Il est inutile maintenant de vous dire, monsieur, quel sentiment produisit cet ouvrage dans le temps. Je fis en sorte qu’il n’en fût plus parlé ni en France, ni à Genève. Je soutins que vous n’aviez fait au plus qu’y corriger quelques mots. L’arrivée de la médiation a mis cette affaire en oubli, comme bien d’autres.

En voilà trop, monsieur, pour vous rassurer sur l’idée que je puis avoir du mémoire à consulter. Si j’avais cru que cet ouvrage fût de l’auteur de la Henriade, je me serais dit : Un peuple qui crie à l’oppression est sûr d’intéresser, et les cœurs sensibles au bonheur de l’humanité sont facilement disposés à le plaindre. De là à le secourir il n’y a qu’un pas, puis on se passionne, on fait son affaire de celle de ce peuple, on devient partie, on se donne des peines, on s’en prépare.

Les mêmes motifs ont simplifié à vos yeux ce dont on se plaint dans l’affaire des natifs. Je n’ose vous dire, monsieur, combien je suis fâché de l’impression qui en reste, même dans l’esprit des médiateurs. Si j’ai mérité votre confiance, si vous me croyez sincèrement occupé de votre bonheur et de votre gloire, permettez-moi de vous répéter que vous ne pouvez trop tôt ni trop complètement renoncer aux tracasseries de Genève. Que vous importe après tout par qui et comment elle sera pacifiée, pourvu que son bœuf soit tendre et son poisson frais.

Encore une fois, je vous prie instamment, pour votre repos et celui de vos amis, d’oublier qu’il y ait un conseil et des représentants dans la banlieue de Ferney. J’ai de très-fortes raisons pour vous parler ainsi, et ma lettre serait ridicule au possible si elle n’était malheureusement trop sérieuse.

J’ai grande impatience de vous voir à loisir pour vous entretenir de choses plus dignes de vous. Rendez, je vous prie, monsieur, justice à la sincérité des sentiments que je vous ai voués depuis longtemps, et que rien ne pourra altérer. H.

  1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.