Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6529

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 455-457).
6529. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
8 octobre.

Vraiment, mes adorables anges, je ne suis pas étonné que le prophète Élie de Beaumont ne vous ait pas envoyé son mémoire pour les Sirven ; la raison en est bien claire, c’est que ce mémoire n’est pas encore fait. Il m’avait mandé, il y a près de deux mois, qu’il l’avait remis entre les mains de plusieurs avocats pour le signer, et M. Damilaville lui avait déjà donné quelque argent de ma part : je croyais même déjà l’ouvrage imprimé, je me hâtais de demander un rapporteur, je sollicitais votre protection et celle de vos amis ; mais enfin il s’est trouvé que Beaumont avait pris le futur pour le passé. Je vois qu’il a été un peu désorienté par deux causes malheureuses qu’il a perdues coup sur coup. Il ne faudrait pas que le défenseur des Calas se chargeât jamais d’une cause équivoque : celle des Sirven lui aurait fait un honneur infini.

Il a encore, comme vous savez, un procès très-intéressant au nom de sa femme ; mais je tremble encore pour ce procès-là[1]. Il a le malheur d’y réclamer les lois rigoureuses contre les protestants, lois dont il avait tant fait sentir la dureté, non-seulement dans l’affaire des Calas, mais dans une autre encore que je lui avais confiée. Cette funeste coutume des avocats de soutenir ainsi le pour et le contre pourra lui faire grand tort, et en fera sûrement à la cause des Sirven : cependant l’affaire est entamée, il la faut suivre. J’ai obtenu pour cette malheureuse famille Sirven la protection de plusieurs princes étrangers ; je leur ai écrit que le factum était prêt : s’il ne paraît pas, ils seront en droit de croire que je les ai trompés. Je ne me rebute point, mais je suis fort affligé.

Je ne le suis pas moins que vous n’ayez pas reçu le Commentaire sur les Délits et les Peines[2], par un avocat de Besançon. Je sais bien que M. Janel a des ordres positifs de ne laisser passer aucune brochure suspecte par la voie de la poste ; mais cette brochure est très-sage, elle me paraît instructive ; il n’y a aucun mot qui puisse choquer le gouvernement de France, ni aucun gouvernement. Je reçois tous les jours, par la poste, tous les imprimés qui paraissent ; on les laisse tous arriver sans aucune difficulté. Je ne vois pas pourquoi l’on défendrait le transport des pensées de province à Paris, tandis qu’on permet l’exportation de Paris en province.

Je suis encore plus surpris qu’on n’ait pas respecté l’enveloppe de M. de Courteilles, et que l’on prive un conseiller d’État d’un écrit sur la jurisprudence. Vous recevrez cet écrit par quelque autre voie, et vous jugerez si on doit le traiter avec tant de rigueur.

Vous n’ignorez pas qu’on a fait en Hollande deux éditions de quelques-unes de mes lettres, qu’on a cruellement falsifiées, et auxquelles on a joint des notes d’une insolence punissable contre les personnes du royaume les plus respectables. On m’a conseillé de m’adresser à un nommé M. du Clairon, qui est, dit-on, actuellement commissaire de la marine, ou consul à Amsterdam : il est auteur d’une tragédie de Cromwell, qu’il a dédiée à M. le duc de Praslin. Je ne veux pas croire qu’il soit trop instruit du mystère de cette abominable édition ; mais je crois qu’il peut aisément se procurer des lumières sur l’éditeur.

M. le prince de Soubise, et plusieurs autres personnes d’une grande distinction, sont très-outragés dans ces lettres. Il est nécessaire que je mette au moins dans les journaux un avertissement[3] qui démontre et qui confonde la calomnie. Heureusement les preuves sont nettes et claires : j’ai en main les certificats de ceux à qui j’avais écrit ces lettres, qu’un faussaire a défigurées. J’espère que M. du Clairon, qui est sur les lieux, voudra bien me donner des éclaircissements sur cette manœuvre infâme. Je lui écris[4] qu’ayant, comme lui, M. le duc de Praslin pour protecteur, j’ai quelque droit d’espérer ses bons offices, dans cette conjoncture, à l’abri d’une telle protection ; que le livre est imprimé par Marc-Michel Rey, imprimeur de J.-J. Rousseau, à Amsterdam ; que Jean-Jacques y est loué, et les hommes les plus respectables chargés d’outrages ; que je le supplie de vouloir bien me donner sur cette œuvre d’iniquité les notions qu’il pourra acquérir, et que tous les honnêtes gens lui en auront obligation. Je me flatte que M. le duc de Praslin permettra la liberté que je prends de dire un mot dans cette lettre de mon attachement pour lui, et de la protection dont il m’honore.

  1. Voyez lettre 6528.
  2. Voyez cet ouvrage, tome XXV, page 539.
  3. Il l’intitula Appel au public ; voyez tome XXV, page 579.
  4. La lettre de Voltaire est perdue.