Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6826

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 200-201).
6826. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, 6 avril.

Je vous remercie, mon cher maître, de l’ouvrage de mathématiques[1] que vous m’avez envoyé ; il aurait grand besoin d’un errata, étant rempli de fautes, dont quelques-unes sont absurdes. Je désirerais fort que vous pussiez faire parvenir à l’auteur une douzaine d’exemplaires pour quelques bons mathématiciens de ses amis. J’imagine que la première partie de l’ouvrage aura été réimprimée, en même temps que le supplément, sur l’exemplaire que vous avez reçu corrigé de la main de l’auteur : il se flatte que les imprimeurs y auront moins fait de bévues que dans l’impression du manuscrit.

Le cinquième volume de mes Mélanges ne paraît point encore ici, grâce à la négligence de l’imprimeur Bruyset, de Lyon, qui n’en a point encore envoyé. Les matières que j’y ai traitées et la manière dont elles le sont me mettront à l’abri de la criaillerie des fanatiques, qui devient ici plus odieuse et plus importune que jamais. Cette vermine est une vraie plaie d’Égypte, et qui par malheur a l’air de durer longtemps. Ils sont actuellement aux trousses de Marmontel, qui, je crois, s’est trop avancé avec eux, et qui aura de la peine à s’en tirer. Ils ont écrit un gros volume de censures pour expliquer ou plutôt pour embrouiller leur barbare et ridicule doctrine. J’ai lu avec grand plaisir une certaine Anecdote sur Bélisaire[2], où cette maudite et plate engeance est traitée comme elle le mérite. J’aurais voulu seulement que l’auteur eût ajouté un petit compliment de condoléance à la Sorbonne sur l’embarras où elle doit être au sujet du sort des païens vertueux : car si ces païens sont damnés, Dieu est atroce ; et, s’ils ne le sont pas, on peut donc à toute force être sauvé sans être chrétien. Damnés ou sauvés, Dieu nous garde d’être en l’autre monde dans la compagnie des docteurs !

Votre ami Jean-George de Pompignan, par la permission divine évêque du Puy et frère de Simon Lefranc, a refusé de faire l’oraison de madame la dauphine, pour laquelle l’archevêque de Reims l’avait fait nommer, par quelques raisons d’intrigue qu’on ignore. Jean-George a senti qu’il n’y ferait pas bon pour lui ; que ceux qu’il a appelés mauvais chrétiens pourraient bien ui prouver qu’il est encore plus mauvais orateur. Le parlement vient d’ordonner aux évêques de s’en retourner chacun chez eux, parce qu’ils tenaient, dit-on, des assemblées secrètes. On ne sait ce qu’il en arrivera ; mais, pendant qu’on se battra, la raison aura peut-être quelques moments pour respirer. Adieu, mon cher maître ; on m’a assuré que les Scythes avaient bien réussi aux deux dernières représentations : recevez-en mes compliments Vale, et me ama.

Savez-vous que Rousseau a une pension de 2,400 livres du roi d’Angleterre ? Un honnête homme ne l’aurait pas obtenue.

  1. L’ouvrage de d’Alembert Sur la Destruction des jésuites en France.
  2. L’Anecdote sur Bélisaire, tome XXVI, page 109.