Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6894

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 272-274).
6894. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 mai.

Je commence, mon cher ange, ma réplique à votre lettre du 14, par vous dire combien je suis étonné que vous ayez de la bile ; c’est donc pour la première fois de votre vie. Il n’y a pourtant nulle bile dans votre lettre ; au contraire, vous m’y comblez de bontés, et vous compatissez à mes angoisses. C’est à moi qu’il appartient d’avoir de la bile ; je ne peux ni rester où je suis, ni m’en aller. Vous savez que j’ai donné la terre de Ferney à Mme Denis. J’ai arrangé mes affaires de famille de façon qu’il ne me reste que des rentes viagères qu’on me paye fort mal, et M. le duc de Wurtemberg surtout me met, malgré toutes ses promesses, dans l’impuissance de faire une acquisition auprès de Lyon.

Mme Denis, qui est très-commodément logée, se transplanterait avec beaucoup de peine. Tout notre pauvre petit pays est si effarouché qu’il est impossible de trouver un fermier ; nous sommes donc forcés de rester dans cette terre ingrate.

Je vous avouerai, de plus, qu’il y a un certain ressort[1] que je n’aime pas ; l’affaire d’Abbeville me tient au cœur, je n’oublie rien ; la Saint-Barthélémy me fait autant de peine que si elle était arrivée hier.

Il faut que je vous dise, à propos d’Abbeville, qu’un de ces infortunés jeunes gens qui méritait d’être six mois à Saint-Lazare, et qui a été condamné au plus horrible supplice pour une mièvreté, ayant, pour comble de malheur, un père très-avare, a été obligé de se faire soldat chez le roi de Prusse. Il a beaucoup d’esprit ; il m’a écrit : j’ai représenté son état au roi de Prusse, qui, sur-le-champ, l’a fait officier. J’espère qu’il sera un jour à la tête des armées, et qu’il prendra Abbeville ; mais, en attendant, je ne crois pas que je doive me mettre dans le ressort. Mon cœur est trop plein, et je dis trop ce que je pense.

Après vous avoir ainsi rendu compte de mon âme et de ma situation, je dois vous parler de M. et de Mme de Beaumont, et de leur procès au conseil. Ils demandent que vous disiez un mot en leur faveur à M. le duc de Praslin et à M. le duc de Choiseul. Le défenseur des Calas et des Sirven mérite vos bontés, et n’a pas besoin de ma recommandation auprès de vous.

Je viens enfin aux Scythes ; ils avancent la fin de mes jours ; ils me tuent comme Indatire Obéide. Le procédé des comédiens a été pour moi le coup de pied de l’âne ; il faut dix ans pour ressusciter quand on est mort d’un pareil coup, témoin Oreste, témoin Adélaïde du Guesclin, témoin Sémiramis. J’avais un besoin extrême du succès de cet ouvrage ; j’ai été contredit en tout, et je finis ma carrière par essuyer l’affront et l’injustice inouïe qu’on me fait avec ingratitude. Cela n’empêchera pas que Lekain ne touche le petit honoraire qu’on lui a promis ; il peut y compter : on le portera chez lui au mois de juin.

  1. Le ressort du parlement de Paris, qui s’étendait d’Aurillac à Boulogne et de la Rochelle à Mézières.