Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6898

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 276-278).
6898. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 27 mai.

Il me paraît, monseigneur, que le royaume du prince Noir m’a été plus favorable que les Welches de Paris. J’en ai uniquement l’obligation au maître de l’Aquitaine[1]. Il faut qu’il ait lui-même ordonné des répétitions sous ses yeux, et que l’envie de lui plaire ait mis les acteurs au-dessus d’eux-mêmes. Vous connaissez Paris ; il n’est rempli que de petites cabales en tout genre. Zaïre, Oreste, Sémiramis, Mahomet, Tancrède, l’Orphelin de la Chine, tombèrent à la première représentation ; elles furent accablées de critiques, elles ne se relevèrent qu’avec le temps. On se faisait un plaisir de me mettre fort au-dessous de Crébillon, pour plaire à Mme de Pompadour, qui disait que le Catilina de ce Crébillon était la seule bonne pièce qu’on eût jamais faite. Voilà comme ou juge de tout, jusqu’à ce que le temps fasse justice. S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, vous savez que le maréchal de Villars ne jouit de sa réputation qu’à l’âge de près de quatre-vingts ans. Le favori de Vénus, de Minerve, et de Mars, sait lui-même quelles contradictions il a essuyées dans sa carrière de la gloire. Il faut se soumettre à cette loi générale qui existe dans le monde depuis le péché originel : il mit dans le cœur humain l’envie et la malignité, qui sans doute n’y étaient pas auparavant.

Je vous avertis que nous avons ici la meilleure troupe de l’Europe, et que l’envie n’est point entrée dans notre tripot. Nous avons un jeune M. de La Harpe, auteur du Comte de Warwick. Il est, par sa figure et par la beauté de son organe, beaucoup plus fait que Lekain pour jouer Athamare. Jamais je n’ai rien vu de plus parfait qu’un M. de Chabanon, qui a joué Indatire. La femme de M. de La Harpe était Obéide. Sa figure est fort supérieure à celle de Mlle Clairon ; elle a une voix aussi théâtrale, elle sait pleurer et frémir. Les deux vieillards étaient de la plus grande vérité. Je ne me suis pas mal tiré du rôle de Sozame ; et surtout, quand je me plaignais des cours, je puis me vanter d’avoir fait une impression singulière. La pièce n’a point été ainsi jouée à Paris ; il s’en faut de beaucoup. À qui en est la faute ? à mon séjour en Scythie. M. d’Argental ne s’en est point mêlé ; il est très-malade, et je crains même que sa maladie ne soit trop sérieuse.

J’avais vu chez moi Mlle Durancy, il y a quelques années ; je lui avais trouvé du talent ; elle me demanda le rôle d’Obéide. On dit qu’elle le joua très-mal à la première représentation, mais qu’à la troisième et quatrième elle fit un très-grand effet. On me mande qu’elle joue avec beaucoup d’intelligence et de vérité, mais qu’elle n’est pas d’une figure agréable, et qu’elle n’a pas le don des larmes. On dit que les autres actrices n’ont point de talent, et que le théâtre tragique n’a jamais été dans un état plus pitoyable. On me mande que, lorsqu’un acteur de province se présente pour doubler les premiers rôles, ceux qui sont chargés de ces rôles ne manquent pas de les accabler de dégoûts, et de les faire renvoyer. Si on est aussi malin dans ce tripot qu’à la cour, je vous réponds que vous n’aurez d’autre théâtre que celui de l’Opéra-Comique. C’est à vous, qui êtes doyen de l’Académie et premier gentilhomme de la chambre, de protéger les beaux-arts ; ils en ont besoin. Vous savez dans quelle décadence est ma chère patrie dans tous les genres.

Vous conservez votre gloire, mais la France a un peu perdu la sienne. Il faut espérer que nous aurons du moins encore quelques crépuscules des beaux jours du siècle de Louis XIV.

Agréez, monseigneur, mon tendre et profond respect.

  1. Le maréchal de Richelieu en était gouverneur.