Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6920

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 297-299).
6920. — À M. DAMILAVTLLE.
24 juin.

Monsieur, je reçois la vôtre du 16 juin. Je vois que c’est toujours à vous que les infortunés doivent avoir recours. Le sieur Nervis[1] s’est un peu trop hâté d’aller à Paris ; mais il n’a pas été possible de modérer son empressement. Il n’était pas d’ailleurs trop content de Genève. Je sais que sa présence n’imposera pas beaucoup : la veuve respectable d’un homme livré par le fanatisme au plus horrible supplice, accompagnée de deux filles dont l’une était belle, devait faire une impression bien différente. Je crois que le mieux que peut faire Nervis est de ne se montrer que très-peu.

M. Cassen, son avocat, me paraît homme de mérite, qui pense sagement, et qui agit avec noblesse. Heureusement l’affaire est uniquement entre ses mains. Je sais que le triste procès de M. de Beaumont peut faire grand tort à la cause que vous soutenez. Le public n’est pas dupe : il verra trop que l’envie de briller lui a fait entreprendre la cause des Calas et des Sirven, et que l’intérêt lui fait réclamer la cruauté de ces mêmes lois, contre lesquelles il s’élève dans ses mémoires pour ses deux clients protestants. Ils sont tous révoltés, ils se plaignent amèrement. Cette contradiction frappante, qui les indigne, les refroidit beaucoup pour le pauvre Nervis ; mais leur ressentiment n’aura aucune influence sur le rapporteur et sur les juges.

Il n’est point du tout vrai que la communication avec Genève soit rétablie ; au contraire, les défenses de rien laisser passer sont plus sévères que jamais. On ouvre plusieurs lettres. J’ai heureusement reçu tous vos paquets, parce qu’on sait que nous sommes tous deux bons serviteurs du roi, et que nous ne nous mêlons d’aucune affaire suspecte. M. de Lamberta doit recevoir quelques instruments de mathématiques dans peu de jours.

Bélisaire, qui est, je crois, de M. Marmontel, a été reçu dans toutes les cours étrangères avec transport. Mes correspondants me mandent que l’impératrice de Russie l’a lu sur le Volga, où elle est embarquée[2]. On me mande aussi qu’elle a fait un présent considérable à Mme de Beaumont ; mais ce n’est pas la vôtre : c’est une Mme de Beaumont-Leprince[3], qui fait des espèces de catéchismes pour les jeunes demoiselles.

Il me semble qu’on ne connaît point encore hors de Paris le Supplément à la Philosophie de l’Histoire. Il est d’un nommé Larcher, ancien répétiteur du collège Mazarin, qui l’a composé sous les yeux de Riballier. Il n’est pas trop honnête qu’on permette de traiter de Capanée[4] feu l’abbé Bazin, qui était un homme très-pieux. On veut le faire passer dans la préface, page 33, pour un impie, parce qu’il a dit que la famine, la peste et la guerre, sont envoyées par la Providence[5]. Vous voyez bien que ces messieurs, qui osent nier la Providence, se rendent gaiement coupables de la plus horrible impiété quand ils en accusent leurs adversaires. Il est à croire que les mêmes personnes qui ont permis la rapsodie infâme de Larcher permettront une réponse honnête[6]. Ils le doivent d’autant plus que ce Larcher s’appuie de l’autorité de l’hérétique Warburton, qui a scandalisé toutes les Églises de la chrétienté en voulant prouver que les Juifs ne connurent jamais l’immortalité de l’âme, et en voulant prouver que cette ignorance même imprimait le caractère de la divinité à la révélation de Moïse. Au reste, je doute fort que les gens du monde lisent tous ces fatras. On ne peut guère faire naître des fleurs au milieu de tant de chardons.

J’ai dû vous mander déjà qu’on a lu avec beaucoup de satisfaction l’ouvrage du bachelier sur les Trente-sept Propositions de Bélisaire[7]. Ce bachelier paraît orthodoxe, et, qui plus est, de bonne compagnie.

Voilà donc Jean-Jacques à Wesel ! Il n’y tiendra pas ; il n’y a que des soldats ; mais il ira souvent en Hollande, où il fera imprimer toutes ses rêveries. On parle d’un roman intitulé l’Homme sauvage[8] ; on l’attribue à un de vos amis. Je vous supplie de vouloir bien me l’envoyer par la voie dont vous vous servez ordinairement.

Adieu, monsieur ; toute ma famille vous fait les plus sincères et les plus tendres compliments.

Boursier.

  1. Sirven.
  2. Lettre du 29 de mai 1707, n° 6899.
  3. Marie Leprince, mariée à un M. de Beaumont, puis séparée d’avec lui, et connue sous le nom de Leprince de Beaumont, née à Rouen en 1711, morte à Chanavod (Savoie) en 1780. Elle est auteur de beaucoup d’ouvrages d’éducation.
  4. Voyez lettre 6877.
  5. Voyez tome XIX, page 318.
  6. La Défense de mon oncle ; voyez tome XXVI, page 367.
  7. Voyez lettre 6885.
  8. Voyez une note sur la lettre 6916.