Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6969

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 339-341).
6969. — À M. GUYOT[1].
À Ferney, le 7 auguste.

Il est très-certain, monsieur, que la France manque d’un bon vocabulaire ; l’Espagne et l’Italie en ont ; tous les mots y sont marqués avec leurs étymologies, leurs significations propres et figurées, avec des exemples tirés des meilleurs auteurs, dans les différents styles. Il faut remarquer surtout qu’en espagnol et en italien on écrit comme on parle. Tout cela est à désirer dans nos dictionnaires. Notre écriture est perpétuellement en contradiction avec notre prononciation. Il n’y a point de raison pour laquelle je croyois, j’octroyois, doivent s’écrire ainsi, quand on prononce je croyais, j’octroyais. Le second oi ne doit pas être plus privilégié que le premier. Du temps de Corneille, on prononçait encore je connois, et même on retranchait l’s. Vous voyez dans Héraclius :

Qu’il entre ; à quel dessein vient-il parler à moi,
Lui que je ne vois point, qu’à peine je connoi ?

(Acte II, scène iv.)

On ne souffrirait point aujourd’hui une pareille rime, puisque l’on prononce je connais.

Notre langue est très-irrégulière. Les langages, à mon gré, sont comme les gouvernements : les plus parfaits sont ceux où il y a le moins d’arbitraire. Il est bien ridicule que d’augustus on ait fait août ; de pavonem, paon ; de Cadomum, Caen ; de gustus, goût. Les lettres retranchées dans la prononciation prouvent que nous parlions très-durement ; ces mêmes lettres, que l’on écrit encore, sont nos anciens habits de sauvages.

Que de termes éloignés de leur origine ! Pédant, qui signifiait instructeur de la jeunesse, est devenu une injure ; de fatuus, qui signifiait prophète, on a fait un fat ; idiot, qui signifiait solitaire, ne signifie plus qu’un sot.

Nous avons des architraves, et point de trave ; des archivoltes, et point de volte, en architecture ; des soucoupes, après avoir banni les coupes ; on est impotent, et on n’est point potent ; il y a des gens implacables, et pas un de placable. On ne finirait pas, si on voulait exposer tous nos besoins ; cependant notre langue se parle à Vienne, à Berlin, à Stockholm, à Copenhague, à Moscou : elle est la langue de l’Europe ; mais c’est grâce à nos bons livres, et non à la régularité de notre idiome. Nos excellents artistes ont fait prendre notre pierre pour de l’albâtre.

J’attends, monsieur, votre Vocabulaire pour fixer mes idées, et je vous remercie par avance de votre politesse et de vos instructions.

  1. P.-J.-J.-Guillaume Guyot, né à Orléans, mort vers 1816, a coopéré à quelques ouvrages, et entre autres au Grand Vocabulaire français, 1767 et années suivantes ; trente volumes in-4°.