Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6995

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 359-360).
6995. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
23 auguste.

Si j’étais votre Atticus, mon cher Cicéron, præclare venderem votre livre très-instructif[1] ; et je vous assure qu’au propre votre libraire le vendra à merveille. Je vous assure que je ne me porte pas si bien que vous ; mais vous m’étonnez de me dire qu’il ne faut pas travailler dans la vieillesse ; c’est, ce me semble, la plus grande consolation de notre âge : Decet musarum cultorem scribentem mori[2]. Je ne hais pas même la guerre à mon âge : cela me ranime, et je ris quelquefois dans ma barbe.

Si je ne peux plus faire de tragédies, on en fait chez moi[3] qui vaudront mieux que les miennes : nous les jouerons bientôt sur le théâtre de Ferney. Je ne faisais pas mal les rôles de vieillard ; mais je deviens aveugle, et je ne pourrais plus jouer que le rôle de Tirésias. Puissiez-vous avoir la goutte, mon cher confrère ! Bernard de Fontenelle en avait quelques accès, et il vécut jusqu’à cent ans : c’est un avant-goût de la vie éternelle.

Il faut que je vous envoie quelque jour la Défense de mon oncle[4]. Il y a je ne sais quelle bavarderie orientale et hébraïque qui pourra amuser un savant comme vous.

J’admire votre style, et votre petite écriture nette et ferme ; pour moi, je suis obligé presque toujours de dicter. Vous êtes meliore luto que moi.

Non equidem invideo ; miror magis…

(Virg., ccl. i. v. 11.)

Mes respects à l’Académie, je vous en supplie ; et quelques sifflets, si vous le voulez, à la Sorbonne.

Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur, avec les sentiments les plus inaltérables. Ainsi fait ma nièce.

  1. Traité de la Prosodie française.
  2. Imitation du fameux Decet imperatorem stantem mori.
  3. La Harpe et Chabanon ; voyez lettre 7000.
  4. Voyez tome XXVI, page 367.