Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6995
Si j’étais votre Atticus, mon cher Cicéron, præclare venderem votre livre très-instructif[1] ; et je vous assure qu’au propre votre libraire le vendra à merveille. Je vous assure que je ne me porte pas si bien que vous ; mais vous m’étonnez de me dire qu’il ne faut pas travailler dans la vieillesse ; c’est, ce me semble, la plus grande consolation de notre âge : Decet musarum cultorem scribentem mori[2]. Je ne hais pas même la guerre à mon âge : cela me ranime, et je ris quelquefois dans ma barbe.
Si je ne peux plus faire de tragédies, on en fait chez moi[3] qui vaudront mieux que les miennes : nous les jouerons bientôt sur le théâtre de Ferney. Je ne faisais pas mal les rôles de vieillard ; mais je deviens aveugle, et je ne pourrais plus jouer que le rôle de Tirésias. Puissiez-vous avoir la goutte, mon cher confrère ! Bernard de Fontenelle en avait quelques accès, et il vécut jusqu’à cent ans : c’est un avant-goût de la vie éternelle.
Il faut que je vous envoie quelque jour la Défense de mon oncle[4]. Il y a je ne sais quelle bavarderie orientale et hébraïque qui pourra amuser un savant comme vous.
J’admire votre style, et votre petite écriture nette et ferme ; pour moi, je suis obligé presque toujours de dicter. Vous êtes meliore luto que moi.
Non equidem invideo ; miror magis…
Mes respects à l’Académie, je vous en supplie ; et quelques sifflets, si vous le voulez, à la Sorbonne.
Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur, avec les sentiments les plus inaltérables. Ainsi fait ma nièce.