Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7028

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 389-390).
7028. — À M. D’ALEMBERT.
30 septembre.

Mon cher philosophe, Gabriel Cramer dit qu’il n’a point retrouvé votre livre de géométrie. Je ne lui donne point de relâche, mais il s’en moque ; il donne de bons soupers dans mon château de Tournay, que je lui ai prêté. Il renoncera bientôt au métier d’imprimeur, comme moi à celui d’auteur. Il est d’ailleurs si dégoûté par l’interruption totale du commerce qu’il ne songe qu’à se réjouir. Pour moi, j’ai un régiment entier à Ferney. Les grenadiers ni les capitaines ne se soucient que fort peu de géométrie ; et quand je leur dis que la Sorbonne veut écrire contre Bèlisaire, ils me demandent si Bélisaire est dans l’infanterie ou la cavalerie. Cependant la raison perce jusque dans ces têtes peu pensantes, et occupées de demi-tours à gauche. Genève surtout commence une seconde révolution plus raisonnable que celle de Calvin. Les livres dont vous me parlez[1] sont entre les mains de tous les artisans. On ne peut voir passer un prêtre dans les rues sans rire ; c’est bien pis dans le Nord : l’affaire des dissidents achève de rendre Rome ridicule et odieuse, et dans dix ans la Pologne aura entièrement secoué le joug. On a fait en Angleterre une seconde édition de l’Examen de milord Bolingbroke[2] ; elle est beaucoup plus ample et beaucoup plus forte que la première. Les femmes, les enfants, lisent cet ouvrage, qui se vend à très-bon marché. Voilà plus de trente écrits, depuis deux ans, qui se répandent dans toute l’Europe. Il est impossible qu’à la longue cela n’opère pas quelque changement utile dans l’administration publique. Celui qui dit le premier que les hommes ne pourraient être heureux que sous des rois philosophes[3] avait sans doute grande raison. Je suis trop vieux pour voir un si beau changement, mais vous en verrez du moins les commencements. Je reconnais déjà le doigt de Dieu dans la bêtise de la Sorbonne. On craignait qu’elle n’élevât le trône du fanatisme sur le colosse renversé des Lessius et des Escobar : elle est devenue plus ridicule que les jésuites mêmes, et beaucoup moins puissante. Ces polissons sont l’opprobre de la France, et le capitaine Bélisaire reviendra d’Aix-la-Chapelle leur tirer leurs longues oreilles. Ils ont fait souvent des démarches plus scandaleuses et plus atroces, mais ils n’en ont jamais fait de plus impertinentes.

Gardez-vous bien de recevoir jamais dans l’Académie un seul homme de l’Université. Vous reverrez probablement, vers la fin de l’automne, M. de Chabanon et M. de La Harpe. Il faut qu’ils soient un jour vos confrères ; mais il faut que M. de La Harpe ait du pain, et nous n’avons point de Colbert qui encourage le génie. Il commence une carrière bien épineuse. Le théâtre de Paris n’existe plus. Nous sommes dans la fange des siècles pour tout ce qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé que le siècle où l’on pense soit celui où l’on ne sait plus écrire ? Vous qui savez l’un et l’autre, aimez-moi toujours un peu.

  1. Dans le troisième alinéa de la lettre 7019.
  2. Voyez tome XXVI, page 195.
  3. Rabelais, au chapitre xlv du livre Ier de Gargantua, rapporte cette maxime dont il fait honneur à Platon, livre V de la République.