Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7090

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 448-449).
7090. — À M. FENOUILLOT DE FALBAIRE[1].
À Ferney, 11 décembre.

Je ne peux trop vous remercier, monsieur, de la bonté que vous avez eue de m’envoyer votre pièce, que l’éloquence et l’humanité ont dictée. Elle est pleine de vers qui parlent au cœur, et qu’on retient malgré soi. Il y a des gens qui ont imprimé que si on avait joué la tragédie de Mahomet devant Ravaillac, il n’aurait jamais assassiné Henri IV. Ravaillac pouvait fort bien aller à la comédie ; il avait fait ses études, et était un très-bon maître d’école. On dit qu’il y a encore à Angoulême des gens de sa famille qui sont dans les ordres sacrés, et qui par conséquent persécutent les huguenots au nom de Dieu. Il ne serait pas mal qu’on jouât votre pièce devant ces honnêtes gens, et surtout devant le parlement de Toulouse. M. Marmontel vous en demandera probablement une représentation pour la Sorbonne.

Pour moi, monsieur, je vous réponds que je la ferai jouer sur mon petit théâtre.

Je suis fâché que votre prédicant Lisimond[2] ait eu la lâcheté de laisser traîner son fils aux galères. Je voudrais que sa vieille femme s’évanouît à ce spectacle, que le père fût empressé à la secourir, qu’elle mourût de douleur entre ses bras ; que pendant ce temps-là la chaîne partît ; que le vieux Lisimond, après avoir enterré sa vieille prédicante, allât vite à Toulon se présenter pour dégager son fils. Le fond de votre pièce n’y perdrait rien, et le sentiment y gagnerait.

Je voudrais aussi (permettez-moi de vous le dire) que, dans la scène de la reconnaissance, les deux amants ne se parlassent pas si longtemps sans se reconnaître, ce qui choque absolument la vraisemblance.

N’imputez ces faibles critiques qu’à mon estime. Je crois que vous pouvez rendre au théâtre le lustre qu’il commence à perdre tous les jours ; mais soyez bien persuadé que Phèdre et Iphigènie feront toujours plus d’effet que des bourgeois. Votre style vous appelle au grand.

  1. Charles-George Fenouillot de Falbaire, né à Salins en 1727, mort à Sainte-Menehould le 28 octobre 1800, avait envoyé à Voltaire son ouvrage intitulé la Piété filiale, ou l’Honnête Criminel, drame en cinq actes et en vers, imprimé dès 1767, in-8°, joué sur des théâtres de société, mais qui ne fut représenté sur le Théâtre-Français qu’en 1790.
  2. Nom d’un personnage dans l’Honnête Criminel.