Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7103

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 461-462).
7103. — À S. A. Mgr LE DUC DE BOUILLON.
À Ferney, 23 décembre.

Monseigneur, je n’ai appris la perte cruelle que vous avez faite que dans l’intervalle de ma première lettre et celle dont Votre Altesse m’a honoré. Personne ne souhaite plus que moi que le sang des grands hommes et des hommes aimables ne tarisse point sur la terre. Je suis pénétré de votre douleur, et sûr de votre courage.

Je ne crains pas plus les mauléonistes que les jansénistes et les molinistes. Le siècle de Louis XIV était beaucoup plus éloquent que le nôtre, mais bien moins éclairé. Toutes les misérables disputes théologiques sont bafouées aujourd’hui par les honnêtes gens d’un bout de l’Europe à l’autre. La raison a fait plus de progrès en vingt années que le fanatisme n’en avait fait en quinze cents ans.

Nos mœurs changent, Brutus ; il faut changer nos lois.

(La Mort de César, act. III, se. iv.)

Bossuet avait de la science et du génie ; il était le premier des déclamateurs, mais le dernier des philosophes, et je puis vous assurer qu’il n’était pas de bonne foi. Le quiétisme était une folie qui passa par la tête périgourdine de Fénelon, mais une folie pardonnable, une folie d’un cœur tendre, et qui devint même héroïque dans lui. Je ne vois dans la conduite du cardinal de Bouillon que celle d’une âme noble, qui fut intrépide dans l’amitié et dans la disgrâce. Je n’aime point Rome, mais je crois qu’il fit très-bien de se retirer à Rome.

J’ai déjà insinué mes sentiments dans les éditions précédentes du Siècle de Louis XIV. Je les développerai dans cette édition nouvelle[1], avec mon amour de la vérité, mon attachement pour votre maison, mon respect pour le trône, et mes ménagements pour l’Église.

Serai-je assez hardi, monseigneur, pour vous supplier de m’envoyer tout ce qui concerne l’impudent et ridicule interrogatoire fait à Mme la duchesse de Bouillon par ce La Reynie, l’âme damnée de Louvois ? Le temps de dire la vérité est venu. Soyez sûr de mon zèle et de la discrétion que je dois à votre confiance.

Je garderai le secret à M. Maigrot[2]. Il paraît que ce M. Maigrot a arrangé quelques petites affaires entre Votre Altesse et moi indigne, il y a environ vingt-cinq ans. S’il est parent d’un certain évêque Maigrot[3], qui alla à la Chine combattre les jésuites, je l’en aime davantage.

Conservez-moi, monseigneur, vos bontés, qui me sont précieuses. Je suis attaché à Votre Altesse avec le plus tendre et le plus profond respect.

  1. L’édition de 1768.
  2. À qui est adressée la lettre 7111.
  3. Voyez tome XI, page 58 ; XV, 78 ; XVII, 50.