Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7135

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 491-492).
7135. — À M. BEAUZÉE[1].
14 janvier.

Si je demeurais, monsieur, au fond de la Sibérie, je n’aurais pas reçu plus tard le livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Le commerce a été interrompu jusqu’au commencement de novembre, et depuis ce temps nous avons été ensevelis dans les neiges. Enfin, monsieur, j’ai eu votre paquet et la lettre dont vous m’honorez. Je vois avec beaucoup de plaisir les vues philosophiques qui règnent dans votre Grammaire[2]. Il est certain qu’il y a, dans toutes les langues du monde, une logique secrète qui conduit les idées des hommes sans qu’ils s’en aperçoivent, comme il y a une géométrie cachée dans tous les arts de la main, sans que le plus grand nombre des artistes s’en doute. Un instinct heureux fait apercevoir aux femmes d’esprit si on parle bien ou mal : c’est aux philosophes à développer cet instinct. Il me paraît que vous y réussissez mieux que personne. L’usage, malheureusement, l’emporte toujours sur la raison. C’est ce malheureux usage qui a un peu appauvri la langue française, et qui lui a donné plus de clarté que d’énergie et d’abondance : c’est une indigente orgueilleuse qui craint qu’on ne lui fasse l’aumône. Vous êtes parfaitement instruit de sa marche, et vous sentez qu’elle manque quelquefois d’habits. Les philosophes n’ont point fait les langues, et voilà pourquoi elles sont toutes imparfaites.

J’ai déjà lu une grande partie de votre livre. Je vous fais, monsieur, mes sincères remerciements de la satisfaction que j’ai eue, et de celle que j’aurai.

J’ai l’honneur, d’être, etc.

  1. Nicolas Beauzée, né à Verdun en 1717, mort en janvier 1789.
  2. Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues, 1767, deux volumes in-8°.