Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7177

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7177. — À M. LE COMTE ANDRÉ SCHOUVALOW.
À Ferney, 12 février.

Vous m’avez écrit de Moscou, monsieur, une lettre telle qu’on n’en écrit point de Versailles, soit pour le style, soit pour le fond des choses, et vous avez enflammé mon cœur. Je ne sais si vous connaissez la mauvaise comédie des Visionnaires[1], qui eut autrefois en France le plus grand succès. Il y a dans cette pièce une vieille folle qui est amoureuse d’Alexandre. Pour moi, je suis un vieux fou amoureux de Catherine, qui me paraît autant au-dessus d’Alexandre que le fondateur est au-dessus du destructeur.

Voici un sermon[2] dont il me paraît qu’elle est la sainte. Le prédicateur propose hardiment pour modèle, à une petite nation, l’exemple du plus vaste empire du monde. On rend de justes hommages à la législatrice du Nord dans mon voisinage, tandis qu’en France on fait encore le panégyrique de saint François, fondateur des cordeliers ; de saint Dominique, à qui nous devons les jacobins ; de saint Norberg, qui nous a donné les prémontrés.

Nous leur avons assurément beaucoup d’obligations, et je trouve fort bon qu’ils aient des autels, quoique nous prétendions n’être point idolâtres. Je révère fort sainte Thérèse et sainte Ursule, mais j’aime mieux sainte Catherine.

Je suis bien étonné que Diderot, en faveur de qui cette sainte Catherine a fait des miracles[3], ne lui ait pas chanté quelques antiennes. Il craint apparemment certains hérétiques qui sont en France, et qui sont très-mal instruits. Ce serait, ce me semble, une œuvre pie assez nécessaire que de convertir ces hérétiques là. J’espère bien qu’ils ouvriront les yeux à la lumière, et qu’ils seront tous de ma religion.

Vous êtes à la tête, monsieur, du plus beau comité que je connaisse. Il vaut mieux rédiger les lois de la Russie que d’aller consulter les lois de la Chine, et je vous aime mieux législateur qu’ambassadeur.

Je fais partir, dans quelques jours, un gros ballot que Sa Majesté impériale a daigné me demander pour sa bibliothèque. Il n’arrivera pas sitôt ; il y a environ un quart du globe entre vous et moi, et c’est de quoi je suis bien fâché.

Je me mets aux pieds de madame la comtesse. Ma nièce est enchantée de votre souvenir ; elle partage mes sentiments.

  1. Comédie de Desmarets de Saint-Sorlin.
  2. Sermon, etc., par Josias Rossette ; voyez tome XXVI, page 581.
  3. Voyez tome XLIII, page 542 ; et XLIV, 553.