Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7232

La bibliothèque libre.
7232. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 10 avril 1768.

Vraiment, vraiment, monsieur, j’ai bien d’autres questions à vous faire que sur l’âme des puces, sur le mouvement de la matière, sur l’opéra-comique, et même sur le départ de Mme Denis. Ma curiosité ne porte jamais sur les choses incompréhensibles, ou sur celles qui ne tiennent qu’au caprice. Vous m’avez satisfaite sur Mme Denis, satisfaites-moi aujourd’hui sur un bruit qui court et que je ne saurais croire. On dit que vous vous êtes confessé et que vous avez communié ; on l’affirme comme certain. Vous devez à mon amitié cet aveu, et de me dire quels ont été vos motifs, vos pensées, comment vous vous en trouvez aujourd’hui, et si vous vous en tiendrez à la sainte table ayant réformé la vôtre. J’ai la plus extrême curiosité de savoir la vérité de ce fait ; s’il est vrai, quel trouble vous allez mettre dans toutes les têtes, quel triomphe et quelle édification ! quelle indignation, quel scandale, et pour tous en général quel étonnement ! Ce sera, sans contredit, faire un grand bruit.

J’ai reçu votre Princesse de Babylone, qui m’a fait grand plaisir. Il y a bien de nouvelles brochures dont on m’a parlé, et que vous devriez m’envoyer ; je suis plus curieuse de ce qui vient de vous (et à plus juste titre), que vous ne pouvez ni ne devez l’être des prétendues merveilles du Nord. Vous avez lu l’Honnête Criminel ; vous a-t-il fait fondre en larmes ? C’est l’effet général qu’il a produit, excepté sur quelques mauvais cœurs comme moi, qui, pour justifier leur insensibilité, prétendent qu’il n’y a pas un sentiment naturel.

Le monde est devenu bien sot depuis que vous l’avez quitté ; il semble que chacun cherche à tatôns le vrai et le beau, et que personne ne l’attrape ; mais il n’y a personne qui puisse juger des méprises. Je ne prétends pas a cet avantage ; je ne suis pas plus éclairée qu’un autre, mais j’ai des modèles du beau, du bon et du vrai, et tout qui ne leur ressemble pas ne saurait me séduire.

Quand je ne vous lis pas, savez-vous quelle est ma lecture favorite ? C’est le Journal encyclopédique ; j’en ai fait l’acquisition depuis peu ; c’est le seul journal que j’aie jamais lu avec plaisir. Ai-je tort ou raison ? Mais, monsieur, ai-je tort ou raison, de causer si familièrement avec vous, et appartient-il à une vieille sibylle, renfermée dans sa cellule, assise dans un tonneau, d’interroger et de fatiguer l’Apollon, le philosophe, enfin le seul homme de ce siècle ? Je crains que nous ne perdions bientôt celui qui était peut-être le plus aimable, le pauvre président ; il s’affaiblit tous les jours ; je lui ai lu votre lettre, il ne m’a point fait voir la vôtre, il m’a seulement dit que vous n’aviez pas lu le supplément à son article Tolérance.

Ah ! monsieur, si nous connaissiez madame la duchesse de Choiseul, vous ne diriez pas quelle est digne de m’aimer, mais vous diriez que personne n’est digne d’être aimé d’elle, et qu’elle est aussi supérieure à toutes les femmes passées, présentes et à venir, que vous l’êtes à tous les beaux esprits de ce siècle.

Adieu, monsieur ; en me répondant, laissez courir votre plume comme une folle, vous me prouverez que vous m’aimez ; vous me divertirez et vous me ferez grand bien.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1855.