Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7253

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 35-36).
7253. — À M. D’ALEMBERT.
1er mai.

Mon cher ami, mon cher philosophe, que l’Être des êtres répande ses éternelles bénédictions sur son favori d’Aranda, sur son très-cher Mora, et sur son bien-aimé Villa-Hermosa !

Un nouveau siècle se forme chez les Ibériens. La douane des pensées n’y ferme plus l’allée à la vérité, ainsi que chez les Welches. On a coupé les griffes au monstre de l’Inquisition, tandis que chez vous le bœuf-tigre frappe de ses cornes et dévore de ses dents.

L’abominable jansénisme triomphe dans notre ridicule nation, et on ne détruit des rats que pour nourrir des crocodiles. À votre avis, que doivent faire les sages, quand ils sont environnés d’insensés barbares ? il y a des temps où il faut imiter leurs contorsions, et parler leur langage. Mutemus clypeos[1]. Au reste, ce que j’ai fait cette année, je l’ai déjà fait plusieurs fois ; et, s’il plaît à Dieu, je le ferai encore. Il y a des gens qui craignent de manier des araignées, il y en a d’autres qui les avalent.

Je me recommande à votre amitié et à celle des frères. Puissent-ils être tous assez sages pour ne jamais imputer à leurs frères ce qu’ils n’ont dit ni écrit ! Les mystères de Mithra ne doivent point être divulgués, quoique ce soient ceux de la lumière ; il n’importe de quelle main la vérité vienne, pourvu qu’elle vienne. C’est lui, dit-on, c’est son style, c’est sa manière : ne le reconnaissez-vous pas ? Ah ! mes frères, quels discours funestes ! vous devriez au contraire crier dans les carrefours : Ce n’est pas lui ! Il faut qu’il y ait cent mains invisibles qui percent le monstre, et qu’il tombe enfin sous mille coups redoublés. Amen.

Je vous embrasse avec toute la tendresse de l’amitié et toute l’horreur du fanatisme.


  1. Virg., Æn., lib. II. v. 389.