Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7321

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7321. — À M. LE MARQUIS DE VILLEVIEILLE.
À Ferney, 26 auguste.

Je vous attends au mois de septembre, mon cher marquis ; vous êtes assez philosophe pour venir partager ma solitude. Ferney est tout juste dans le chemin de Nancy. En attendant, il faut que je vous fasse mon compliment de ce que vous n’êtes point athée. Votre devancier, le marquis de Vauvenargues, ne l’était pas ; et, quoi qu’en disent quelques savants de nos jours, on peut être très-bon philosophe, et croire en Dieu. Les athées n’ont jamais répondu à cette difficulté qu’une horloge prouve un horloger[1] ; et Spinosa lui-même admet une intelligence qui préside à l’univers. Il est du sentiment de Virgile :

Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.

(Æneid., VI, v. 727.)

Quand on a les poètes pour soi, on est bien fort. Voyez La Fontaine, quand il parle de l’enfant que fit une religieuse ; il dit :

Si ne s’est-il, après tout, fait lui-même.

(Les Lunettes, Contes.)

Je viens de lire un nouveau livre de l’Existence de Dieu, par un Bullet[2], doyen de l’université de Besançon. Ce doyen est savant, et marche sur les traces des Swammerdam, des Nieuwentyt, et des Derham ; mais c’est un vieux soldat à qui il prend des terreurs paniques. Il est tout épouvanté du grand argument des athées, qu’en jetant d’un cornet les lettres de l’alphabet, le hasard peut amener l’Énéide dans un certain nombre de coups donnés. Pour amener le premier mot arma, il ne faut que vingt-quatre jets ; et, pour amener arma virumque, il n’en faut que cent vingt millions : c’est une bagatelle ; et, dans un nombre innombrable de milliards de siècles, on pourrait à la fin trouver son compte dans un nombre innombrable de hasards : donc dans un nombre innombrable de siècles il y a l’unité contre un nombre innombrable de chiffres que le monde a pu se former tout seul.

Je ne vois pas dans cet argument ce qui a pu accabler M. Bullet  ; il n’avait qu’à répondre sans s’effrayer : Il y a un nombre innombrable de probabilités qu’il existe un Dieu formateur, et vous n’avez, messieurs, tout au plus que l’unité pour vous : jugez donc si la chance n’est pas pour moi.

De plus, la machine du monde est quelque chose de beaucoup plus compliqué que l’Énèide. Deux Énéides ensemble n’en feront pas une troisième, au lieu que deux créatures animées font une troisième créature, laquelle en fait à son tour : ce qui augmente prodigieusement l’avantage du pari.

Croiriez-vous bien qu’un jésuite irlandais a fourni en dernier lieu des armes à la philosophie athéistique, en prétendant que les animaux se formaient tout seuls ? C’est ce jésuite Needham, déguisé en séculier, qui, se croyant chimiste et observateur, s’imagina avoir produit des anguilles[3] avec de la farine et du jus de mouton. Il poussa même l’illusion jusqu’à croire que ces anguilles en avaient sur-le-champ produit d’autres, comme les enfants de Polichinelle et de Mme Gigogne. Voilà aussitôt un autre fou, nommé Maupertuis[4], qui adopte ce système, et qui le joint à ses autres méthodes de faire un trou jusqu’au centre de la terre pour connaître la pesanteur, de disséquer des têtes de géants pour connaître l’âme, d’enduire les malades de poix-résine pour les guérir, et d’exalter son âme pour voir l’avenir comme le présent. Dieu nous préserve de tels athées ! celui-là était gonflé d’un amour-propre féroce, persécuteur et calomniateur ; il m’a fait bien du mal ; je prie Dieu de lui pardonner, supposé que Dieu entre dans les querelles de Maupertuis et de moi.

Ce qu’il y a de pis, c’est que je viens de voir une très-bonne traduction de Lucrèce[5], avec des remarques fort savantes, dans lesquelles l’auteur allègue les prétendues expériences du jésuite Needham pour prouver que les animaux peuvent naître de pourriture. Si ces messieurs avaient su que Needham était un jésuite, ils se seraient défiés de ses anguilles, et ils auraient dit :

Latet anguis in herba.

(Virg. ecl. III, V. 98.)

Enfin il a fallu que M. Spallanzani, le meilleur observateur de l’Europe, ait démontré aux yeux le faux des expériences de cet imbécile Needham. Je l’ai comparé[6] à ce Malcraisde La Vigne, gros vilain commis de la douane au Croisic en Bretagne, qui fit accroire aux beaux esprits de Paris qu’il était une jolie fille faisant joliment des vers.

Mon cher marquis, il n’y a rien de bon dans l’athéisme. Ce système est fort mauvais dans le physique et dans le moral. Un honnête homme peut fort bien s’élever contre la superstition et contre le fanatisme : il peut détester la persécution ; il rend service au genre humain s’il répand les principes humains de la tolérance : mais quel service peut-il rendre s’il répand l’athéisme ? les hommes en seront-ils plus vertueux, pour ne pas reconnaître un Dieu qui ordonne la vertu ? non sans doute. Je veux que les princes et leurs ministres en reconnaissent un, et même un Dieu qui punisse et qui pardonne. Sans ce frein, je les regarderai comme des animaux féroces qui, à la vérité, ne me mangeront pas lorsqu’ils sortiront d’un long repas, et qu’ils digéreront doucement sur un canapé avec leurs maîtresses ; mais qui certainement me mangeront, s’ils me rencontrent sous leurs grilles quand ils auront faim ; et qui, après m’avoir mangé, ne croiront pas seulement avoir fait une mauvaise action ; ils ne se souviendront même point du tout de m’avoir mis sous leurs dents, quand ils auront d’autres victimes.

L’athéisme était très-commun en Italie, aux xve et xvie siècles : aussi, que d’horribles crimes à la cour des Alexandre VI, des Jules II, des Léon X ! Le trône pontifical et l’Église n’étaient remplis que de rapines, d’assassinats, et d’empoisonnements. Il n’y a que le fanatisme qui ait produit plus de crimes.

Les sources les plus fécondes de l’athéisme sont, à mon sens, les disputes théologiques. La plupart des hommes ne raisonnent qu’à demi, et les esprits faux sont innombrables. Un théologien dit : Je n’ai jamais entendu et je n’ai jamais dit que des sottises sur les bancs : donc ma religion est ridicule. Or ma religion est sans contredit la meilleure de toutes ; cette meilleure ne vaut rien : donc il n’y a point de Dieu. C’est horriblement raisonner. Je dirais plutôt : Donc il y a un Dieu qui punira les théologiens, et surtout les théologiens persécuteurs.

Je sais très-bien que je n’aurais pas démontré au Normand de Vire, Le Tellier[7], qu’il existe un Dieu qui punit les tyrans, les calomniateurs et les faussaires, confesseurs des rois. Le coquin, pour réponse à mes arguments, m’aurait fait mettre dans un cul de basse-fosse.

Je ne persuaderai pas l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur à un juge scélérat, à un barbare avide du sang humain, digne d’expirer sous la main des bourreaux qu’il emploie ; mais je la persuaderai à des âmes honnêtes ; et, si c’est une erreur, c’est la plus belle des erreurs.

Venez dans mon couvent, venez reprendre votre ancienne cellule. Je vous conterai l’aventure d’un prêtre constitué en dignité[8], que je regarde comme un athée de pratique, puisque, faisant tout le contraire de ce qu’il enseigne, il a osé employer contre moi, auprès du roi, la plus lâche et la plus noire calomnie. Le roi s’est moqué de lui, et le monstre en est pour son infamie. Je vous conterai d’autres anecdotes : nous raisonnerons, et surtout je vous dirai combien je vous aime.

  1. Dans sa satire intitulée les Cabales, qui est de 1774 (voyez tome X), Voltaire a dit :

    Que cette horloge existe, et Je ne puis songer
    Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger.

  2. L’Existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature, 1768, in-12, réimprimée en 1773.
  3. Voyez tome XXVII, page 159.
  4. Voyez tome XXIII, pages 542, 568.
  5. Voyez ci-après, page 111.
  6. Voyez tome XXVII, page 159.
  7. Voyez tome XV, page 53 ; XVII, 177 ; XVIII, 379 ; XXI, 416 ; XXIV, 102, 256, 337, 535.
  8. Biord, évêque d’Annecy ; voyez les lettres 7234, etc.