Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7357

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 137-138).
7357. — À M. DUPONT.
Au château de Ferney, 15 octobre.

Je crois bien, mon cher ami, que les chiens qu’on a fessés aboient ; mais je vous assure que tous les honnêtes gens en rient, à commencer par ceux qui composent le conseil du roi, et par le roi lui-même ; je pourrais vous en dire des nouvelles. Soyez sûr que d’un bout de l’Europe à l’autre il s’est fait depuis quelque temps dans les esprits une révolution qui n’est ignorée peut-être que des capucins de Colmar et des chanoines de Porentruy. Le gendre du premier ministre d’Espagne[1], qui est venu chez moi, m’a appris qu’on venait de limer les dents et de couper les griffes à l’Inquisition ; on lui a ôté jusqu’au privilège de juger les livres et d’empêcher les Espagnols de lire. Ce qui se passe en Italie doit vous faire voir combien les temps sont changés. On débite actuellement dans Rome la cinquième édition della Riforma d’Italia[2], livre dans lequel il est démontré qu’il faut très-peu de prêtres et point de moines, et où les moines ne sont jamais traités que de canaille. Il faut une religion au peuple, mon ami ; mais il la faut plus pure et plus dépendante de l’autorité civile : c’est à quoi l’on travaille doucement dans tous les États. Il n’y a presque aucun prince qui ne soit convaincu de cette vérité, il y en a quelques-uns qui vont bien plus loin. Tout cela n’empêche pas qu’on ne doive être sage ; il ne faut triompher que quand la victoire sera complète. Les chiens qui jappent encore pourraient mordre. J’aurais plus d’une chose à vous dire si j’avais le bonheur de vous voir dans mon heureuse retraite avec celle que j’en ai faite la souveraine. Faites comme vous voudrez ; mais je ne veux point mourir sans vous avoir embrassé. En attendant, je vous prie, mon cher ami, de contribuer à me faire vivre, en voulant bien recommander à M. Roset de me payer le quartier qu’il me doit ; j’ai trente personnes à nourrir, et trente mille francs à donner par an à ma famille : vous concevez bien qu’il faut que M. Roset m’aide.

Je vous embrasse le plus tendrement du monde. V.

  1. Le marquis de Mora ; voyez page 11.
  2. Voyez la note 2, page 134.