Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7369

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 147-148).
7369. — À M. TABAREAU.
Octobre.

Il est étonnant, monsieur, que les Chinois sachent au juste le nombre de leurs concitoyens, et que nous, qui avons tant d’esprit et qui sommes si drôles, nous soyons encore dans l’incertitude ou plutôt dans l’ignorance sur un objet si important. Je ne garantis pas le calcul de M. de La Michodière[1] ; mais, s’il y a vingt millions d’hommes en France, chaque individu doit prétendre à quarante écus de rente ; et si nous n’avons que seize millions d’animaux à deux pieds et à deux mains, il nous revient à chacun 144 livres ou environ. Cela est fort honnête ; mais les hommes ne savent pas borner leurs désirs.

Il y a une chose qui me fâche davantage, c’est que quand vous avez la bonté de donner cours à mes paquets pour Paris, vos commis mettent Genève sur l’enveloppe : cela est cause qu’ils sont ouverts à Paris. Les tracasseries genevoises ont probablement été l’objet de cette recherche ; mais je ne suis point Genevois représentant. J’ai cru que ma correspondance, favorisée par vous, serait en sûreté. Je vous prie en grâce de me dire si les paquets pareils à ceux que je vous ai fait tenir pour vous-même ont été marqués, dans vos bureaux, de ce mot funeste Genève. Il serait possible que, dans la multiplicité de mes correspondances, j’eusse envoyé quelques-unes de ces brochures imprimées en Hollande, qu’on me demande quelquefois ; il serait bien cruel qu’elles fussent tombées dans des mains dangereuses.

Tout le monde paraît content du débusquement de M. del Averdi, et on ne l’appelle plus que M. Laverdy[2]. Cela semble prouver qu’il voulait de l’ordre et de l’économie ; on n’aime ni l’un ni l’autre à la cour, mais il en faut pour le pauvre peuple. Cependant ce ministre avait fait du bien ; on lui devait la liberté du commerce des grains, celle de l’exercice de toutes les professions, la noblesse donnée aux commerçants, la suppression des recherches sur le centième denier après deux années, les privilèges des corps de villes, l’établissement de la caisse d’amortissement. Le public est soupçonné quelquefois d’être injuste et ingrat.

Comme nous allons bientôt entrer dans l’avent, votre bibliothécaire, monsieur, vous envoie un sermon[3]. Il est vrai que ce sermon est d’un huguenot ; mais la morale est de toutes les religions. Je ne manquerai pas de vous faire parvenir tous les ouvrages de dévotion qui paraîtront dans ce saint temps.

Vous savez combien je vous suis attaché.

  1. Voyez la note, tome XLV, page 123.
  2. Voyez tome XLIII, pages 198 et 224. Lorsqu’il quitta le ministère, on fit ce couplet sur L’air de la Bourbonnaise :

    Le roi, dimanche,
    Dit à Laverdi, (bis)
    Le roi, dimanche,
    Dit à Laverdi :
    Va-t’en lundi. »

  3. C’est vers février 1768 que Voltaire avait publié son Sermon prêché à Bâle (voyez tome XXVI, page 581). Je crois qu’il s’agit ici de l’Homélie du pasteur Bourn, qui parut en octobre (voyez tome XXVII, page 227). (B.)