Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7407

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 179-181).
7407. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
5 décembre.

Le petit possédé demande bien pardon à son ange de le fatiguer continuellement des détails de son obsession. Voici un petit chiffon qui contient les changements demandés, ou du moins ceux qu’on a pu faire. Mais, quelque adoucissement qu’on puisse mettre au portrait des prêtres d’Apamée, le fond restera toujours le même, et c’est ce fond qui est à craindre. J’interpelle ici mes deux anges, et je m’en rapporte à leur conscience. N’est-il pas vrai que le nom du diable qui a fait cet ouvrage leur a fait peur ? n’est-il pas vrai que ce nom fatal a fait la même impression sur le philosophe Marin ? N’ont-ils pas jugé de la pièce par l’auteur, sans même s’en apercevoir ? Ce sont là les tristes effets de la mauvaise réputation ; autrement comment auraient-ils pu soupçonner des païens de Syrie d’avoir la moindre ressemblance avec le clergé de France ? Ce clergé n’a aucun tribunal, ne condamne personne à mort, ne persécute aujourd’hui personne.

Si les Guèbres pouvaient ressembler à quelque chose, ce ne serait qu’aux premiers chrétiens, poursuivis par les pontifes païens pour n’avoir adoré qu’un seul Dieu ; et même on pourrait dire que la pièce de Latouche[1] était originairement une tragédie chrétienne, mais que la crainte de retomber dans le sujet de Polyeucte, et le respect pour notre sainte religion, qui ne doit pas être prodiguée sur le théâtre, engagèrent l’auteur à déguiser le sujet sous d’autres noms.

La pièce même, présentée à la police sous ce point de vue avec un avertissement, serait-elle rejetée sous prétexte qu’il y a des prêtres en France, comme il y en a eu de tout temps dans tous les États du monde ? Il n’y a certainement pas un mot qui puisse désigner nos évêques, nos curés, ou même nos moines. On pourrait, tout au plus, chercher quelque analogie entre les prêtres d’Apamée et ceux de l’Inquisition ; mais l’Inquisition est abhorrée en France, et réprimée en Espagne ; et certainement M. le comte d’Aranda ne demandera pas qu’on supprime cet ouvrage à Paris.

Si on reproche à feu M. Guimond de Latouche d’avoir rendu les prêtres d’Apamée trop odieux, il semble qu’on peut répondre que, s’ils ne l’étaient pas, l’empereur aurait tort de les abolir ; que d’ailleurs la loi contre les Guèbres a été portée, non par les prêtres, mais par l’empereur lui-même ; que tous les personnages ont tort dans la pièce, excepté le vieux jardinier et sa fille ; que l’empereur, en leur pardonnant à tous, fait un grand acte de clémence, et que le dénoûment est fondé sur l’amour de la justice et du bien public.

Si, avec ces raisons, la pièce ne passe point à la police, il faudra s’en consoler, en l’imprimant soit sous le nom de Latouche, soit sous un autre.

J’ai bien de l’inquiétude sur un objet beaucoup plus important, qui est la vie ou la mort de M. le comte de Coigny, que nos malheureuses gazettes étrangères ont tué en Corse. Il était venu coucher quelques jours à Ferney, l’année passée[2] ; il m’avait paru très-aimable, fort instruit, et fort au-dessus de son âge ; il passait déjà pour un excellent officier. Je veux encore me flatter que les gazettes ne savent ce qu’elles disent : cela leur arrive fort souvent.

Je ne suis que trop sûr de la mort du chevalier de Béthizy, qui était bien attaché à la bonne cause, et que je regrette beaucoup ; mais je veux douter de celle de M. de Coigny.

Donnez-moi donc, pour me consoler, quelques espérances sur un certain duché[3] qui ne vaut pas celui de Milan, mais pour lequel j’ai pris un vif intérêt.

Je persiste plus que jamais dans mon culte de dulie.

  1. C’était sous le nom de Guimond de Latouche que Voltaire avait pensé à donner les Guèbres : voyez la lettre 7395.
  2. Voyez lettre 6986.
  3. Castro et Ronciglione, que M. de Voltaire voulait voir réunis au duché de Parme. (K.) — Voyez tome XXVII, page 204.