Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7424

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 197-199).
7424. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
21 décembre.

Mais, mon cher ange, l’empereur dit à la dernière scène[1] précisément ce que vous voulez qu’on dise dans votre lettre du 15 ; mais cela est annoncé dès la première scène dans les dernières additions ; mais le troisième acte finit par la prière la plus touchante et la plus orthodoxe ; mais il n’y a plus le moindre prétexte à l’allégorie. Oubliez-moi ; que Marin m’oublie ; mettez-vous bien tous deux Latouche dans la tête, et vous verrez qu’il n’y a pas la moindre ombre de difficulté à la chose. Me trompé-je ? ai-je un bandeau sur les yeux ? Mahomet et le Tartuffe n’étaient-ils pas cent fois plus hardis ? Quel est l’homme dans le parterre et dans les loges qui ne soit pas de l’avis de l’auteur, et qui ne le bénisse ? quel est dans la capitale des Welches le porte-Dieu ou le gobe-Dieu qui ose dire : C’est moi qu’on a voulu désigner par les prêtres de Pluton ? quel rapport peut-on jamais trouver entre les juges d’Apamée et les chanoines de Notre-Dame ? Vous avez toujours l’auteur sur le bout du nez, et vous croyez l’ouvrage hardi, parce que cet auteur a une fort méchante réputation.

Mais, au nom de Dieu, ne pensez qu’à Latouche ; il vous a écrit un petit mot[2], en vous envoyant les trois premiers actes retouchés, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. Vous trouverez sa lettre dans le paquet. Ma foi, ces trois actes raccommodent tout, et les deux anges doivent être très-édifiés.

Je suis très-fâché que votre fromage de Parmesan ne puisse être arrondi par Castro et Ronciglione[3]. Je m’imaginais que l’aîné laisserait ces rognures à son cadet, d’autant plus qu’elles sont extrêmement à sa bienséance.

Je suis encore plus fâché que ce Tanucci[4] soit une poule mouillée. Que peut-il craindre ? est-ce qu’il n’entend pas les cris de l’Europe ? est-ce qu’il ne sait pas que cent millions de voix s’élèveront en sa faveur ?

Avez-vous vu la Riforma d’Italia[5], mes divins anges ? Les livres français sont tous circonspects et honnêtes en comparaison. Quand l’auteur parle des moines, il ne les appelle jamais que canailles. Enfin tous les yeux sont éclairés, toutes les langues déliées, toutes les plumes taillées en faveur de la raison.

Damilaville était le plus intrépide soutien de cette raison persécutée ; c’était une âme d’airain, et aussi tendre que ferme pour ses amis. J’ai fait une cruelle perte, et je la sens jusqu’au fond de mon cœur. Faut-il qu’un tel homme périsse, et que Fréron vive !

Vivez longtemps, mon cher ange. Vous devez, s’il m’en souvient, n’avoir que soixante-sept ans : j’étais bien votre aîné, et je le suis encore. Je vous aimerai jusqu’à ce que ma drôle de vie finisse.

Cependant que penseriez-vous si, au premier acte[6], Iradan parlait ainsi à ces coquins de prêtres :

Nous sommes ses soldats, j’obéis à mon maître ;
Il peut tout.

LE GRAND PRÊTRE.

Les pontifesOui, sur vous.

IRADAN.

Les pontifes Oui, sur vous Sur vous aussi peut-être.
Les pontifes divins, des peuples respectés,
Condamnent tous l’orgueil, et plus, les cruautés.
Jamais le sang humain ne coula dans leurs temples.
Ils font des vœux pour nous, imitez leurs exemples.
Tant qu’en ces lieux surtout je pourrai commander,
N’espérez pas me nuire et me déposséder
Des droits que Rome attache aux tribuns militaires.

<dicp>(Scène iii.)

Que peut-on dire de plus honnête et même de plus fort en faveur des prêtres ? Cela ne prévient-il pas toutes les allusions, et, s’il faut qu’on en fasse, ces allusions ne sont-elles pas alors favorables ?

Ces quatre vers ajoutés ne s’accordent-ils pas parfaitement avec les additions déjà faites dans la première édition ? n’êtes-vous pas parfaitement content ?

Toute cette affaire-ci ne sera-t-elle pas extrêmement plaisante ? Ma foi, ce Latouche était un bon garçon. Voici le papier tout musqué pour le premier acte ; il n’y aura qu’à l’ajuster avec quatre petits pains.

  1. Dans la tragédie des Guèbres.
  2. La lettre 7421.
  3. Voyez tome XXVII, page 204.
  4. Voyez tome XXVII, page 384.
  5. Voyez la note, page 134.
  6. Scène iii des Guèbres ; voyez tome VI, pages 523 et 524.